mercredi 2 novembre 2016

MORT D’UN PERSONNAGE. SUR LAME DE FOND DE MARLÈNE TISSOT.

Mon pere est mort, Dieu en ayt l’ame,
Quant est du corps, il gyst soubz lame…
François VILLON
Le Testament

Je viens de lire le petit livre de Marlène Tissot Lame de fond, produit par La Boucherie littéraire de l'exigeant Antoine Gallardo que je remercie bien de me l’avoir adressé et j’aimerais en dire ici quelques mots qui viendraient rendre justice à l’émouvante et fragile sensibilité de son auteur. À la façon juste aussi qu’elle a de rendre compte de ce que l’idiotie contemporaine appelle le travail du deuil et qui n’est que le jeu millénaire des façons par lesquelles les vivants, comme ils peuvent, s’accommodent de la disparition ou de la perte d’autres qui comptaient, en profondeur, pour eux.

MOTHERWELL DANS LA CHAMBRE D'AMOUR 
Pas nécessaire en fait de savoir si le disparu dont il s’agit dans le livre de Marlène Tissot est son père, son grand-père, quel était son âge véritable ou la place précise qu’il occupait dans la vaste configuration sociale hors de laquelle il est de plus en plus difficile pour chacun de trouver à se définir... Je ne retiens du livre que la possession d’une modeste habitation au bord de la mer vers Cancale, une certaine qualité de lumière insaisissable au bord des yeux, l’odeur tout à la fois âcre et douce d’un vieux pull marin... et surtout cette capacité qui n’est pas seulement de paroles que possèdent certains êtres de nous rendre le monde plus large à habiter (p. 48). «Cours, ma belle ! Nage dans le ciel » [...] Avec toi tout est permis. Avec toi on chahute l’apparence des choses ordinaires, on colorie le monde. Avec toi, je nage dans le ciel, je suis une sirène qui ne craint pas la mer à boire. »

Certes, nous ne manquons pas de livres commandés par les morts1. Et peut-être n’existe-t-il d’ailleurs de vrais livres que ceux-là que nous inspirent la perte et la nécessité encore, non d’en guérir ou d’oublier, mais comme le disait Char, d’en faire l’aliment d’une plus grande capacité d’être. L’ouvrage de Marlène Tissot avec justesse et discrétion en fournit à mes yeux une nouvelle preuve. Lui qui finit par nous faire comprendre qu’on ne réinvente ceux qui manquent qu’en en projetant devant nous la vivante couleur et qui se termine par ces lignes bien belles : « Dans ta cage thoracique, l’oiseau a cessé de chanter. Mais ses ailles palpitent encore en moi. Comme s’il s’apprêtait à m’envoler. Tu m’avais prévenue : « Tout n’est que commencement ». Et aujourd’hui je suis prête à te croire, prête à laisser ta fin devenir un début . »

NOTE :
Parmi les œuvres majeures auxquelles je pense, je ne saurais trop inciter le lecteur à se tourner vers les livres de Frank Venaille et tout particulièrement Hourra les morts ! qui compte en particulier un texte tout à fait extraordinaire évoquant la crémation de son père (voir un commentaire que nous avons jadis réalisé pour des élèves de lycée). Chacun se souviendra également du Pas revoir de Valérie Rouzeau, prix des Découvreurs 2001. Sans oublier, pour rester dans le champ des auteurs pour lesquels nous avons de l’amitié, le beau livre d’Edith Azam Décembre m’a ciguë chez POL ou celui d'Olivier Barbarant,Élégies étranglées dont le commentaire que nous en avons donné il y a quelques années peut largement trouver à s'appliquer à l'ouvrage de Marlène Tissot.

jeudi 13 octobre 2016

LANCEMENT DE NOS RENCONTRES D’AUTEURS.

Laurence Vielle Vincent Granger et Thomas Suel Channel  6-10-2016


C’est avec Laurence Vielle que viennent de débuter les rencontres 2016-2017 que nous organisons autour du Prix des Découvreurs. Plus de 200 élèves du lycée Berthelot de Calais, et du lycée Carnot de Bruay la Buissière accompagnés de leurs enseignants se sont ainsi rendus dans la belle salle du Passager au Channel pour y découvrir celle qui vient d’être sacrée « poète nationale » de Belgique.

Accompagnée du musicien Vincent Granger venu spécialement de Lyon, Laurence Vielle a partagé la scène avec Thomas Suel un habitué de ces rencontres que nous avons toujours plaisir à retrouver.

«Ce qu’on vient d’entendre nous a vraiment redonné la pêche » commentait un jeune de terminales à l’issue du spectacle. «Oui ça nous aide à mieux comprendre le monde et à mieux nous comprendre nous-mêmes » ajoutait l’une de ses camarades toute aussi enthousiaste. Pour Martine Resplandy, organisatrice de cet évènement, « Laurence Vielle et Thomas Suel sont des artistes qui s’intéressent aux gens, qui savent porter un regard critique sur notre époque difficile. Leur travail montre aux jeunes qu’ils ne sont pas seuls et qu’ils ne doivent pas se replier sur eux-mêmes. C’est aussi notre mission à nous professeurs de leur faire rencontrer de telles personnalités à l’énergie communicative ».

Question de style !  Le propre de l’artiste est-il pas, si l’on en croit le tout dernier livre de Marielle Macé, justement intitulé Styles, de mettre son imagination conceptuelle, et sa créativité au service des autres, de « favoriser l’effet retour de cette force » à l’intérieur du collectif, dans l’espérance de permettre à chacun de réviser, d’élargir ou simplement de redynamiser sa manière propre d’être en vie.

jeudi 15 septembre 2016

AUTOUR DE LA GUERRE 14-18. DES RESSOURCES POUR LA CLASSE. UNE BELLE RÉUSSITE ENCORE DU LYCÉE BERTHELOT DE CALAIS.


Nous recevons aujourd’hui,  suite à la commande que nous a passée l’an dernier le lycée Berthelot de Calais, le petit livre que nous avons réalisé autour des paysages de la Grande Guerre. Conçue par Martine Resplandy, professeur de lettres et référente culturelle de l’établissement, l’opération qui a bénéficié de l’aide du Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais et a obtenu le label de la Mission du Centenaire de la guerre 14-18, a conduit une 50 d’élèves de Calais sur les traces de quelques-uns des poètes et artistes du début du XXéme  jetés dans ce qu’on a pu appeler « l’enfer du front ».
  
Accompagnés par 3 écrivains qui se sont efforcés de les aider à mettre des mots sur cette expérience particulièrement difficile, ces élèves ont pu approcher de façon plus significative et profonde des lieux comme le Mémorial de Thiepval dans la Somme, le célèbre Chemin des Dames dans l’Aisne ou encore celui de la Main de Massiges dans la Marne par où passèrent, entre autres, le caporal Cendrars et le sous-lieutenant  Apollinaire. 

Nous donnons ci-dessous à découvrir le PDF de ce petit ouvrage qui témoigne de la qualité que peuvent atteindre les actions menées à l’intérieur d’un établissement scolaire dès lors qu’elles trouvent à s’appuyer sur de véritables compétences et sur des structures animées par une réelle ambition culturelle.

Ceux qui voudraient en savoir plus, voire s’approprier à leur tour de nouvelles ressources, pourront aussi télécharger les importants et très complets documents pédagogiques fournis aux élèves pour préparer leur voyage (cliquer pour cela sur les liens ci-dessous).






vendredi 2 septembre 2016

EXOTEN RAUS !

Musée des Beaux-arts de Tours  et son cèdre du Liban
En cette reprise d’année scolaire il m’a semblé utile de revenir sur un ancien billet paru à l’origine dans POEZIBAO et dont le caractère d’actualité, je pense, n’échappera à personne.

Forêts de combat ! (Kampfwälder). Combien de fois ne s’est-on pas heurté, jusqu’au cœur des situations les plus douces, les plus apparemment bienveillantes à cette «dureté imprévue» qu’évoque dans Paysages urbains, Walter Benjamin comprenant au spectacle de fleurs «serrées en pots contre les vitres des maisons», de certaine petite ville du nord – pensées, résédas – qu’elles représentaient moins « un salut de la nature », «qu’un mur contre l’extérieur». 

Politique, idéologie, la vieille fantasmatique de la défiance et des exaltations imbéciles du moi et de l’identité ravage toujours l’ensemble de notre pitoyable et souvent effrayante économie humaine. Sait-on suffisamment par exemple que les gros concepts de supériorité de la race aryenne et de purification ethnique exposés dans Mein Kampf furent, à l’époque nazie, appliqués rigoureusement aussi au paysage. Destruction des espèces dîtes dégénérées, malades. Proscription des variétés insolites. Des feuillages bigarrés. De toute la gamme des grimpantes, des pendantes, des spiralées ! Bordures composées uniquement d’espèces indigènes droites capables de faire obstacle au virus étranger tout en procurant au peuple le milieu nécessaire à son bien-être physique et spirituel. Autour de 1939, le conflit qui embrase l’Europe n’épargne pas les plantes ! Un groupe d’illustres botanistes soutenu par les plus hautes autorités réclamera «une guerre d’extermination» (Ausrottungskrieg) contre… la balsamine à petites fleurs, cette intruse mongole, venue menacer « la pureté du paysage allemand» !

mercredi 24 août 2016

C’EST LA RENTRÉE. PROPOSITIONS D’INTERVENTIONS.



C’est la rentrée. Comme chaque année les actions les plus diverses seront proposées aux enseignants qui n’auront finalement que l’embarras du choix. Ou qui, c’est aussi malheureusement le cas, négligeront de s’investir dans ce domaine pourtant de plus en plus nécessaire à l’ouverture culturelle des jeunes dont ils auront reçu la charge.                    

 Nourrir l’intelligence sensible !

Les enseignants qui nous connaissent savent qu’ils peuvent compter sur nous pour continuer à leur proposer des actions de qualité capables de nourrir réellement l’intelligence sensible de leurs élèves et de venir compléter utilement le travail de formation qu’ils mènent au quotidien pour éveiller de manière active leurs classes à une compréhension plus large et juste des problèmes de leur temps et donner sens à leur enseignement.

Travailler en interdisciplinarité !

Depuis longtemps d’ailleurs nous nous réjouissons de voir que nos propositions intéressent bien au-delà des classes de lettres et bien au-delà du strict domaine de la poésie contemporaine qui pour être au coeur de nos activités est loin de mobiliser la totalité de notre attention. Nous croyons de moins en moins à la pertinence des frontières intellectuelles ou culturelles. Nous sommes persuadés que nous n’avons qu’à gagner à multiplier les points de vue, faire dialoguer les disciplines, entreprendre en commun. La vie, le monde, la réalité forment un immense continuum que seul un souci intellectuel de clarté et d’efficacité pratique nous oblige à découper selon des disciplines et un jeu commode d’étiquettes dans lesquelles il importe de ne pas se laisser enfermer.

Bénéficier de la caution E.N. !

C’est sans doute la raison pour laquelle nous bénéficions depuis de nombreuses années de la reconnaissance officielle du Ministère de l’Éducation Nationale qui nous a inscrit à son B.O., du soutien actif du Rectorat de Lille et que nous avons pu nouer un partenariat fécond avec des institutions culturelles telles que le Printemps des Poètes et la Maison des Écrivains et de la Littérature.

Pour découvrir le détail de nos propositions d’action cliquer sur le lien ci-dessous.

lundi 1 août 2016

ÉCART OU DE LA FOLLE PRÉTENTION DES POÈTES RATÉS.

Les récriminations incessantes des ratés m'excèdent. Parmi elles il en est que je supporte moins encore : celles de ces poètes qui n'ayant rien à dire, rien à nous faire éprouver qu'une profonde commisération pour leur piètre maîtrise, s'offusquent de l'absence d'écho que suscite dans les media leurs œuvres ridicules. Je ne sais qui est ce T. Deslogis dont j'ai découvert il y a quelque temps qu'il nourrissait l'ambition de sauver l'humanité humaine (sic) en publiant chaque jour un poème de sa composition dans un quotidien qui aurait l'intelligence de lui ouvrir enfin ses colonnes ! Mais en matière de dénonciation quant au scandale qu'il y a à frustrer le bon Peuple de sa voix immortelle, ce monsieur ne fait pas dans la dentelle et il semble que son obstination tout comme l'aveuglement de certains de ceux à qui il s'adresse, paient: chacun peut désormais régulièrement se délecter sur le site d'une revue dédiée à la culture (!!!), d'un poème de M. Deslogis traitant d'une actualité aussi capitale que le fut, par exemple, naguère, la sortie de l’ouvrage signé par Dame Trierweiler !

Voici les toutes premières strophes du fabuleux poème, justement intitulé Ecartèlement, que M. Deslogis consacre à cet évènement. Nous y verrons comment, pour reprendre ses mots, notre Archiloque "polit la graine de la pensée et nourrit la part la plus profondément humaine du citoyen":
"Du dénudé nappé d'art, tant la star brille,/ Au contre-vent qui mis à nu tous nous les brise -/Écart...
J'ai vu la rue a vu l'aveugle aussi par mime / A vu la nue qui prudemment titille /À la normale à peine. Alors, là, fallait-il/ Aliéner l'humanique esthétisme ?/ En s'écartant.
Et cependant si les seins ne sont qu'aux filles/ L'émasculé, lui, est Président Où est la crise ? / En Syriak islamisque au commandant Poutine ?/ Ou en Chomdu ? Et non ! En #gateàpine ! / Écart..."
(sic, sic et resic!!!)

mercredi 6 juillet 2016

À LIRE CHEZ POTENTILLE : DE NOUVELLES « PICTURAE LOQUENTES » D’HENRI DROGUET.

CHRONIQUE DE NUREMBERG, 1492
Palimpsestes et rigodons, du poète Henri Droguet, vient d’être publié aux éditions Potentille. Le lecteur, que ne séduisent pas trop les fadasseries plus ou moins habiles que nous servent les petites mains intéressées de la mode, se délecteront, je pense, de cette occasion de voir rouvert ici le grand opéra de langues par lequel Henri Droguet met en scène, à sa manière, toute charnelle et de matières, le puissant dynamisme cosmique au sein duquel sont engagées nos interloques et ô combien fragiles humanités.

On y appréciera comme, sans les grands épanchements lyriques dont il s’est tôt délivré, ce poète parvient à donner à entendre la note sourdement existentielle d’une conscience qui, aléatoirement retournée sur elle-même, se découvre simplement assurée de sa seule réalité multiple, jubilatoire et passagère. Dans un souci évident non de représentation réaliste du monde mais de compositions et recompositions incessantes de substances verbales – chaque poème pouvant passer pour le palimpseste du suivant – l’ouvrage célèbre effectivement de la façon la plus vive cette danse à deux temps, cet effréné rigodon toujours à relancer, que nous exécutons – macabres - avec la vie. La vie prise. Reprise. Et toujours à réinventer.

 À moins que par la grâce d’une formule, d’une illusion, d’un moment brusquement arrêté, ne naisse l’impression d’avoir mis dans le mille – rigodon ! -  même s’il n’existe pas de cible. Que des signes d’exister.


À cette occasion, et pour aller plus loin dans le commentaire, je pense intéressant – l’oeuvre d’Henri Droguet reposant sur des choix d’écriture, dans l’ensemble assez stables – de redonner l’article que j’ai consacré il y a une dizaine d’années dans la Quinzaine Littéraire, à son ouvrage Avis de passage, paru chez Gallimard.

PROTOCOLES CHARIVARESQUES

« Voilà[…]ça flaire/ça fouit ça fouine/ça graillonne/ça enfourne estropie/défonce ça/choute et chagne/ça machine/ça exproprie/c’est imminent.// ÇA ?QUOI ? »

Cet extrait du poème intitulé L’ENTREVU qu’on trouvera dans AVIS DE PASSAGE qui succède à  48°39’N-2°01’W, titre indiquant les coordonnées géographiques de la ville de Saint-Malo où réside, entre pluies, vents et mer, sous l’incessante battue des éléments, le poète Henri Droguet, nous permettra peut-être de mieux saisir le cadre de l’acharné travail de langue et de célébration malgré tout, que ce dernier mène en littérature depuis de nombreux livres. Placé sous le signe de la peinture, par une double épigraphe, empruntée à Pierre Soulages et à Nicolas de Staël, Avis de passage est bien d’abord un livre qui donne à voir, une pictura loquens, comme en témoigne l’abondance des titres à vocation picturale, sinon cinématographique ou théâtrale qu’il donne à ses poèmes: « Grisaille, Petit tableau parisien, Panorama, Scénographie, Petit format, Trompe-l’œil, Extérieur nuit, Polyptique, Encre, Marine… ». Plus encore, ce livre grouille de matières, de formes, d’espaces assemblés que viennent animer de vigoureuses métaphores, par quoi s’acquiert tout un effet de profondeur, de mouvement surtout, qui ne sont effectivement pas sans rappeler le geste de l’artiste sur sa toile. Anch' io son' pittore semble nous dire Henri Droguet qui face à l’ombre désespérante conçoit ici « des protocoles / pour mettre savamment  / l’invisible en couleurs / rouge hérissé  vert pointu  bleu tempête »

mercredi 29 juin 2016

C’EST L’ÉTÉ ! REGARDONS MIEUX POUSSER LES HERBES.

HARTUNG
Est-ce le pré que nous voyons, ou bien voyons-nous une herbe plus une herbe plus une herbe? Cette interrogation que s'adresse le héros d'Italo Calvino, Palomar, comment ne pas voir qu'elle est une des plus urgentes que nous devrions nous poser tous, aujourd'hui que, du fait des emballements et des simplifications médiatiques souvent irresponsables, risquent de fleurir les plus coupables amalgames, les plus stupides généralisations et les fureurs collectives aveugles et débilitantes. C'est la force et la noblesse de toute l'éducation artistique et littéraire que de dresser, face à tous les processus d'enfermement mimétique, la puissance civilisatrice d'une pensée attentive, appliquée au réel, certes, mais demeurée profondément inquiète aussi de ses supports d'organes, de sens et de langage.

Ce que nous appelons voir le pré, poursuit Calvino, est-ce simplement un effet de nos sens approximatifs et grossiers; un ensemble existe seulement en tant qu’il est formé d’éléments distincts. Ce n’est pas la peine de les compter, le nombre importe peu; ce qui importe, c’est de saisir en un seul coup d’œil une à une les petites plantes, individuellement, dans leurs particularités et leurs différences. Et non seulement de les voir: de les penser. Au lieu de penser pré, penser cette tige avec deux feuilles de trèfle, cette feuille lancéolée un peu voûtée, ce corymbe si mince …

jeudi 23 juin 2016

UNE PENSÉE DE TOUT LE CORPS.


KANDINSKY Accord réciproque, 1942
Dans le prolongement de notre précédent billet sur le beau livre de Christiane Veschambre, Basse langue, nous redonnons ces quelques réflexions susceptibles de faire peut-être un peu mieux comprendre la spécificité d’un certain langage poétique irréductible à la simple communication conceptuelle.

Il y a dans un musée de Londres « la valeur d'un homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l'amidon — du phosphore — de la farine — des bouteilles d'eau, d'alcool — et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable écrit dans une lettre de 1867 le poète Stéphane Mallarmé à Eugène Lefébure, son ancien condisciple du lycée de Sens, après avoir remarqué qu'a contrario, pour être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps, ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes de violon vibrant immédiatement avec sa boite de bois creux.

Oui. C'est peut-être cela - comme le remarque bien ici Mallarmé - qui œuvre finalement au cœur de l'écriture ou de la parole poétique. Une pensée de tout le corps. Pas seulement de la tête ou du cerveau. Des cases et des casiers qui décomposent. Mais une mise en vibration pleine et à l'unisson de toutes les cordes de l'être dans la caisse profonde, résonante et unifiée du monde. Déjà, comme l'écrivait Baudelaire, à un certain niveau de perception des choses, les parfums les couleurs et les sons se répondent dans une sorte de synesthésie permettant toutes sortes de correspondances. 
Mais il importe de reconnaître que chacune de ces sensations s'inscrit pour commencer dans une dimension plus large et sans doute aussi plus confuse moins aisément représentable du sensible qui est celle de l'intensité mais aussi du mouvement, du rythme. Affectant le corps-esprit bien avant que n'interviennent pour la conscience les classiques différenciations que lui imposent l'inévitable taxinomie sensorielle ainsi que les élaborations conceptuelles produites par la culture. Un peu comme, ainsi que le rapporte un intéressant article de Claire Petitmengin, ce qui se passe chez l'enfant qui n'expérimente pas un monde d'images, de sons et de sensations tactiles mais un monde de formes, de mouvements, d'intensités et de rythmes, c'est-à-dire de qualités transmodales transposables d'une modalité à l'autre qui lui permettent d'expérimenter un monde perceptuellement unifié (où le monde vu est le même que le monde entendu ou senti ) ce qui permet la résonance, l'accord entre deux univers, base de l'intersubjectivité affective.

Ce qui signifie de manière un peu réductrice peut-être que le poème parle, touche, émeut, s'éprouve en tout premier lieu par sa dimension profondément musicale, unifiée, non comme succession clairement identifiable de sonorités porteuses ou non de sens mais comme variation continue d'intensités, modulation colorée de rythmes intérieurs, la capacité qu'il possède de commencer là où la plupart des autres écrits jamais n'atteignent: dans l'espace infra-sensoriel, vibrant, spirituel, de l'expérience non encore intellectualisée et séparée. Qui fut celui des origines. Et que nous retrouvons dans chaque moment d'ouverture ou de co-naissance au monde, arraché à l'ensemble construit des représentations différenciées qui normalisent.

mercredi 15 juin 2016

BASSE LANGUE DE CHRISTIANE VESCHAMBRE. POUR UNE EXPÉRIENCE VITALE DE LA LECTURE.

Mantegna, Descente dans les limbes

« Occident. 2016. Peut-être qu'une époque se définit moins par ce qu'elle poursuit que par ce qu'elle conjure. La nôtre conjure le dehors. Il ne s'agit plus de combattre ce qui n'est pas nous : il s'agit de le faire nôtre. De le transformer en « nous ». Le sauvage, le naturel, l'inexploré, les opposants, l'étranger, le gratuit : rien ne doit rester en dehors du système. L'hétérogène est endogénéisé, l'altérité s'assimile et se métabolise. Le climat ? Il est climatisé. L'inconnu, quel qu'il soit, se radiographie, se cartographie, il est rendu comptable et compatible. Si quelque chose échappe encore, la lisière du géré, le système allonge ses tentacules pour le raccorder au réseau, qui se veut total. »

Les fans, comme on dit, d’Alain Damasio, auront peut-être reconnu la déclaration par laquelle il débute le petit texte qu’a récemment publié La Volte et titré Le Dehors de toute chose. Et il est vrai que nous avons actuellement tout à redouter de cette civilisation de l’hyper-contrôle que nous favorisons par chacun ou presque de nos comportements, de cet univers du recouvrement où du fait de l’euphorie produite par l’illusion de la toute-puissance que procurent les nouvelles technologies nous laissons s’effacer le sentiment créatif de l’irréductible étrangeté et incomplétude du monde pour en abandonner l’architecture aux insidieux et simplificateurs algorithmes des big data.

samedi 11 juin 2016

SAVOIR REGARDER TOUT LE VIVANT IMMENSE: WILLIAM BARTRAM (1739-1823)

The great Alatchua Savanah, dessin de Bartram
Je redonne aujourd’hui ce billet que j’ai consacré en son temps aux Voyages de William BARTRAM. Ce dernier viendra heureusement s’adjoindre, j’espère, à cette liste de compatriotes de l’ailleurs que nous entreprenons d’élargir autant que faire se peut avec les Découvreurs.

Les débuts d'année traditionnellement voués aux bilans et aux résolutions de tous ordres sont l'occasion pour chacun d'embrasser un temps plus large coloré du regret, certes, de ce que nous aurons, malgré tout, laissé à jamais échapper mais de l'espérance aussi que l'espace que nous croyons ouvert à nouveau devant nous, nous permettra, qui sait, de ressaisir un peu de ce que nous avons perdu.
C'est pourquoi nous voudrions revenir aujourd'hui rapidement sur ce gros livre des Voyages de Bartram, que les éditions Corti, ont publié en février 2013 dans leur magnifique collection Biophilia. Un tel livre de quelques 500 pages, présenté comme une édition naturaliste, ponctué de nombreuses descriptions et de longues listes botaniques a de quoi faire un peu peur.  Mais n'aura heureusement pas empêché les excellentes et nombreuses critiques qui en ont rendu compte  et dont on pourra lire une partie ici.

mardi 7 juin 2016

COMPATRIOTES DE L’AILLEURS : YOSHIKICHI FURUI, CHANT DU MONT FOU.

C’est un long chant de traversée. De traversée du monde. De traversée du temps. De traversée de soi. Encore pourrions-nous mettre les mots qui précèdent au pluriel tant les identités du narrateur, celles des époques qu’il évoque et des lieux et formes qu’il rassemble sont multiples et se pénètrent au sein d’une narration qui loin de s’écouler avec la majesté d’un grand fleuve possède tous les attributs de ces eaux dévalant les pentes célèbres du Yoshino, que dans son dernier chapitre, l’auteur décrit, avec leur courant qui bifurque, leurs bras faisant rayonner leurs tentacules  dans plusieurs directions autour d’un point central et qui semblant couler vers le sud, coulent en fait vers le nord...

Je le reconnais bien volontiers. J’ignore à peu près tout du Japon. De son histoire. De sa géographie. De sa culture. De ses traditions. Et même de sa littérature. Ou plutôt ce que j’en sais tient dans le bagage de ce que nous savons tous. C’est-à-dire clichés. Petits savoirs superficiels. Engouements déclenchés. Enthousiasmes de commande produits par l’énervante société culturelle à prétention élitiste à laquelle de force, sinon de gré, je me trouve appartenir. Pourtant Chant du Mont fou ce livre qui par bien de ses aspects se montre profondément ancré dans les spécificités d’un pays qu’il nous fait attentivement parcourir nous entraînant d’un lieu sacré ou historique à l’autre, d’un auteur ancien à l’autre, sans compter les évènements nombreux du passé et les figures mythologiques ou religieuses qu’il convoque au passage, Chant du Mont fou m’a presque toujours interpelé comme s’il me parlait finalement de moi-même. De cette difficulté que nous avons à habiter nos corps. À accepter notre âge. À nous sentir de notre époque. À ne pas nous perdre dans les multiples voix qui nous habitent. Ne pas constamment chercher ce qu’au fond nous ne trouverons jamais. Nous inventant des voyages d’humeur, des fièvres, des colères, des regrets, des peurs... des opéras d’impressions en fait, dont nous savons bien comme ils sont inutiles. Mais sans lesquels nous n’aurions pas de vie.

mardi 31 mai 2016

POUR UN ÉLARGISSEMENT D’ÊTRE. DOSSIER DU PRIX DES DÉCOUVREURS 2016-2017.

Cliquer dans l'image pour ouvrir le dossier
Les extraits que nous proposons avec cette vingtième sélection du Prix des Découvreurs visent d’abord à donner une image significative des livres mis en compétition. 

À travers eux se lira sans difficulté la conception ouverte que nous avons de la poésie et tout ce qu’elle peut aujourd’hui présenter de différent, de nouveau, de singulier par rapport aux conceptions malheureusement trop étroites dans lesquelles on l’enferme traditionnellement.

Apparaîtra aussi, du moins nous l’espérons, outre la grande diversité rendue aujourd’hui possible des écritures, la capacité que possède la poésie actuelle d’interroger le monde sous tous les aspects que nous lui connaissons. Du plus intime au plus collectif. Du plus lointain au plus proche.

Bien entendu, la poésie reste un art du langage. À ce titre, on ne peut la réduire, comme un simple article de journal, à ses significations. Il importera donc toujours de rester attentif à ce qu’on appelait autrefois « la manière », c’est-à-dire ici les choix particuliers d’écriture, plus ou moins singuliers, plus ou moins manifestes, par lesquels chaque auteur se donne en principe, sa voix propre. Proposant du même coup au lecteur d’inventer sa lecture elle aussi singulière.

Nous avons bien conscience encore qu’il n’est pas toujours facile d’entrer dans des formes d’écriture auxquelles on n’est pas préparé. C’est pour cela que plutôt que d’un appareil critique aux explications forcément réductrices nous accompagnons ces extraits d’un certain nombre d’illustrations dont l’objectif n’est pas seulement de rendre ce dossier visuellement attractif. Sans en être le commentaire ou l’illustration l’image peut ici établir une sorte de dialogue avec le texte, soit en en favorisant l’entrée, soit en lui offrant un prolongement possible.

Nous aurons le sentiment d’avoir réussi notre pari si, partant des extraits, chacun éprouvait la curiosité de prolonger sa lecture en allant découvrir les livres en leur totalité. Et y trouvait aussi, pourquoi pas, pour lui, des possibilités inédites d’écriture.

Lire / écrire, à la condition d’accepter de sortir de ses circuits d’habitude, sont une seule et même activité. D’elle nous tirons, c’est une certitude, le plus sûr élargissement d’être. La promesse d’une existence adulte. 

jeudi 19 mai 2016

DES EXTRAITS DU LIVRE DE LAURENT GRISEL, CLIMATS.

Spirale des temps géologiques
Dans le cadre de la sélection 2016-17 du Prix des Découvreurs nous proposons aujourd’hui de découvrir des extraits du livre de Laurent Grisel, Climats, paru aux éditions publie.net. Comme pour la plupart des autres extraits que nous fournirons, ces textes s’accompagnent de plusieurs documents afin de permettre à l’élève toutes sortes d’appropriations et de prolongements.

jeudi 12 mai 2016

MIEUX CONNAÎTRE LE PASSÉ POUR COMPRENDRE LE PRÉSENT. RENCONTRE AVEC CLÉMENTINE VIDAL-NAQUET.

Comme le remarque justement le grand historien Lucien Febvre que Clémentine Vidal-Naquet cite en exergue de son livre sur les correspondances de guerre, « prétendre reconstituer la vie affective d’une époque donnée, c’est une tâche à la fois extrêmement séduisante et affreusement difficile » que l’historien toutefois « n’a pas le droit de déserter ».

Mais pourquoi ? Pourquoi toujours aujourd’hui, cet échange de millions et de millions de lettres - on parle de plus d'un million par jour - par lequel les couples que formaient nos arrières grands-parents ont répondu à leur séparation massive, peut-il intéresser des jeunes gens qui dépendent de technologies tellement différentes pour communiquer un quotidien qui n'a apparemment rien à voir avec celui vécu, il y a tout juste un siècle, par leurs lointains ancêtres.

C’est à cette question que la jeune et talentueuse historienne Clémentine Vidal-Naquet est venue répondre, à l’invitation de la Médiathèque de Calais, face à une vingtaine d’étudiants de BTS du lycée Berthelot. Je ne reviendrai pas sur le contenu de la première partie de son intervention que le lecteur pourra s’il le désire retrouver dans la vidéo que nous avons mise en ligne. C. Vidal-Naquet y explique la façon, fort inattendue, dont elle a pris possession de son sujet, la méthode particulière qu’elle a suivie – toutes choses passionnantes pour comprendre un peu la façon dont les choses se font ou pas dans notre esprit. Elle insiste également sur la façon dont en dépit des différences sociales et des singularités individuelles ces innombrables correspondances brassent à peu près toutes, en fait, les mêmes lieux communs, tournant inlassablement autour des grands thèmes de l’organisation de la vie matérielle, de la santé, de la famille et aussi de l’amour. Pour ce qui est de ce dernier elle explique en quoi la menace constante de la guerre, liée à l’éloignement des conjoints a peu à peu libéré chez certains une parole au départ entravée par toutes sortes de conventions...

dimanche 8 mai 2016

ENCORE UNE BABEL PARFAITEMENT RÉUSSIE, AU CHANNEL, AVEC LES ÉLÈVES DU LYCÉE BERTHELOT DE CALAIS !

BABEL BERTHELOT AVEC RYOKO SEKIGUCHI


Une superbe Babel encore cette année avec les élèves du lycée Berthelot ! Construite grâce à l’aide financière votée par l’ancien Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, autour de la présence lumineuse de la grande poétesse et traductrice japonaise Ryoko Sekiguchi, dans la magnifique salle du Passager, comble pour l’occasion, c’est près d’une centaine d’élèves qu‘elle a rassemblée sur le plateau pour y lire et interpréter des poèmes écrits par les plus grands auteurs de l’Antiquité à nos jours.

Si bien entendu certains se sont montrés encore intimidés par le fait de venir ainsi se présenter sur scène, beaucoup, en revanche ont manifesté de belles qualités comme en aura tout particulièrement témoigné, je pense, aux yeux de tous, la remarquable mise en musique et en voix du célèbre texte de Baudelaire Anywhere out of the world, totalement élaborée par un groupe d’élèves de l’option musique.


De telles manifestations dont on aimerait qu’elles soient plus largement répandues dans tous les établissements de France sont de celles qui nous paraissent les plus à même de redonner vraiment le goût de la poésie à cette jeunesse qui place – c’est son âge -  l’émotion et le partage loin devant les nécessités de l’analyse et du commentaire. Ce qui ne l’empêche pas de réussir dans ses études. Les excellents résultats des élèves du lycée Berthelot de Calais qui mène depuis longtemps une politique d’ouverture culturelle et de rencontres parmi les plus dynamiques à coup sûr de l’Académie en sont la preuve. 


mercredi 4 mai 2016

POUR BABEL ! DU PAIN DES LANGUES ET DES OISEAUX. PARTAGER NOS DIFFÉRENCES !

FRANZ SNYDERS CONCERT D'OISEAUX vers 1635
   
Ce texte est dédié aux élèves du lycée Henri Wallon de Valenciennes que j’ai pu rencontrer à l’occasion de la mise en place de leur première Babel Heureuse !

Babel. Babylone. Babil. Il existerait dans le monde 9000 espèces d’oiseaux. Sans doute aussi, nous dit-on, un nombre presque aussi important de langues. On sait ce qui attend l’ensemble des espèces animales  du fait de ce que les scientifiques n’hésitent plus aujourd’hui à appeler la sixième extinction massive. En revanche sait-on que notre siècle risque également de voir à jamais disparaître des milliers de ces systèmes intelligents et chaque fois singuliers d’invention de la réalité qu’utilisent les hommes pour produire et communiquer leur pensée tout en marquant leur appartenance à une communauté déterminée. 


Si chacun parlait la même langue tout irait-il vraiment mieux dans le monde ? 

mercredi 27 avril 2016

VINGTIÈME ÉDITION DU PRIX DES DÉCOUVREURS. CONTINUEZ LE VOYAGE !

Sélection 2016-2017 du Prix des Découvreurs

























Vingt ans. On connaît la célèbre phrase de Paul Nizan selon laquelle avoir vingt ans est loin d’être la plus belle chose de la vie. Pour une association comme la nôtre toutefois vingt ans ce n’est plus la jeunesse. Peut-être même plus l’âge adulte. Sans doute le moment de songer à s’effacer pour laisser à d’autres plus vifs et diligents le soin de donner à notre action un nouveau souffle. De fédérer autour d’eux des énergies nouvelles.

Sûrement. Mais si la tentation existe bien de se réserver désormais pour soi, d’abandonner nos combats à d’autres, il est chaque année moins facile, face au succès croissant de nos actions, à l’élargissement régulier des publics que nous touchons, d’interrompre cette dynamique qui fait que nous nous sentons de plus en plus utiles pour ne pas dire nécessaires. D’autant que nous voyons bien qu’ils ne se pressent pas trop ceux qui autour de nous seraient susceptibles de prendre la relève.