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lundi 22 juin 2020

POURQUOI NOUS DEVONS LIRE JACQUES PAUTARD.


Une photo que le papillonnage plus ou moins régulier que je pratique sur Facebook m’aura mis sous les yeux m’a récemment rappelé le livre de Jacques Pautard, Grand Chœur vide des miroirs, que je tiens pour une de ces œuvres rares qui en dépit de leur imperfection possède une force à laquelle atteignent malheureusement peu d’ouvrages. C’est notre fierté aux Découvreurs que d’avoir sélectionné il y a quelques années ce livre dont j’ai aussi pu éprouver, pour en avoir publiquement lu quelques extraits lors d’interventions diverses, la bouleversante puissance d’expression à laquelle il s’élève. L’existence de Jacques Pautard fils d’un soldat noir américain et d’une petite paysanne de l’est qui aura dû le placer comme on dit dans des « institutions » ne pourra, aujourd’hui que chacun se voit interpellé par media interposés sur la question du racisme, qu’être pour ses lecteurs l’occasion de creuser un peu plus cette question dont il donne des clés pour l’envisager de façon moins simpliste.
J'espère que la reprise sur mon blog actuel du long article que je lui ai consacré il y a plusieurs années, amènera quelques lecteurs à s'intéresser à ce livre qui vraiment le mérite. 

Ne cherchons pas à le nier: le livre de Jacques Pautard ''Grand chœur vide des miroirs'' (aux éditions Arfuyen), n'est pas un livre totalement abouti. Long, parfois difficile à suivre et inutilement abstrait dans certaines de ses formulations, cet ouvrage risque de rebuter nombre de lecteurs qui ne parviendront pas non plus peut-être à digérer les pourtant puissantes et singulières métaphores qui en soulèvent constamment la langue penchant, par ailleurs, assez peu vers le chant.

Si pourtant nous avons trouvé nécessaire d'inclure cet ouvrage dans notre sélection 2015-2016 du Prix des Découvreurs c'est qu'au-delà de ce que le lecteur pourra - à plus ou moins juste titre - lui reprocher, ce livre reste porté par une nécessité vitale, un questionnement intime de soi-même et du monde dont il existe, je crois, peu d'exemples aussi forts dans la production poétique actuelle. Le lecteur qui en aura le courage - car il faut du courage pour lire de vrais livres - se rendra aussi compte que l'ouvrage de Jacques Pautard, issu d'un douloureux combat pour se découvrir lui-même, aborde des questions qui pour n'être pas d'aujourd'hui, sont cependant devenues parmi les plus pressantes et oppressantes du jour.

Lucien Wasselin a rendu compte dans une note de lecture de la structure générale de Grand Chœur vide des miroirs. Il a bien rappelé l'importance pour la compréhension de ce livre de l'histoire particulière de son auteur. N'y revenons pas. Toutefois je crois que Lucien Wasselin se montre un peu rapide lorsqu'il tend à ramener la rage d'expression de J. Pautard à son caractère métis, au racisme qu'il a eu à affronter du fait de ses origines. Certes, comme l'écrit Wasselin, le poème intitulé Mélanine évoque bien l'importance qu'aura eu dans la destinée de l'auteur le fait d'avoir été, dès sa naissance, perçu différent des autres et de là nié en tant qu'égal et que personne. Ou plus terriblement encore en tant qu'être. Mais ce que ne voit pas Wasselin, c'est que le racisme qu'il incrimine n'en fournit pas l'explication finale. Il n'en est que le révélateur. L'un de ses plus visibles et plus écœurants symptômes.

En fait ce que nous dit et répète J. Pautard tout au long de son livre c'est que l'homme, tous les hommes, souffrent de cette caractéristique fondamentale de leur nature qui est d'être divisée, réfléchie. Et de ne percevoir leur être, qui est esprit mais aussi chair, qu'à travers l'artifice des représentations. Qui ne sont que mirages. Théâtre. Faussetés. Impostures. À cette condition originelle qui est de ne pouvoir s'être jamais qu'en conscience, en mots, en images et jamais en réalité, nul n'échappe. Du coup nul se sait jamais ni ne saura, qui il est, réellement. Son être lui restant toujours à construire à travers de nouvelles et fuyantes représentations. Qui lui compose ce grand chœur vide et fallacieux de miroirs qui donne son titre au livre.

Le raciste, dans cette optique, est justement celui qui replié sur son triste mais avantageux lot simplifié et caricatural d'images les confond avec la réalité et habitant, sans distance aucune, le sentiment d'existence pleine et entière qu'elles lui apportent, assigne l'autre à la prétendue infériorité que son esprit captif l'amène à voir en lui. Ce par quoi, pour sa part, il échappe à l'inquiétude fondamentale et permanente d'être.

Une fois cela posé qui fait je crois le fond structurant de la pensée à l'œuvre dans Grand chœur vide des miroirs dont le long texte intitulé Lanterne magique montre bien qu'il possède une visée tout autant anthropologique que biographique, on comprendra plus facilement les textes différents dont se compose l'ouvrage. Et tout particulièrement l'opposition qu'établit l'auteur entre ces deux centres urbains privilégiés de son histoire que sont la ville de Vesoul dont il brosse le portrait des pages 65 à 95 et celle de Paris sur laquelle se recentre sa réflexion, à la fin de son livre, sur près d'une soixantaine de pages ( p. 123 à 192 )

Vesoul, la petite ville où Jacques Pautard aura vécu - en maison de correction et en apprentissage - une bonne partie de son enfance et de son adolescence, est précisément pour lui le lieu où il aura principalement fait l'expérience de la volonté des autres de l'enfermer, de le nier, dans les images. Ville naine écrit-il petite ville qui ment ! si lamentablement, si désespérément qu'il en viendrait même à vouloir la consoler , n'était qu'à la différence de Paris, Vesoul, comme toutes les petites villes étriquées, bien pensantes, honnêtes, de la terre, enfermées dans leurs certitudes, leurs croyances arrêtées, n'a fait par sa sournoise charité que répondre à ses plus vertes espérances, en le clouant sur sa croix plus sûrement que la haine, en l'établissant inférieur mieux que le pire apartheid.

Ce qui sauve en revanche Paris, ville par excellence du théâtre, n'est évidemment pas son innocence. C'est l'énergie libératrice, qu'artiste en beaux mensonges et martyre en vérités nues, cette ville inconciliée met à jouer de la multiplicité de ses visages, sans jamais s'arrêter ni se figer, acceptant magnifiquement d'être, quant à elle, ce faux seul, par lequel, nous dit l'auteur, vivre s'habite.
C'est ainsi que Paris aura pu être pour Jacques Pautard une expérience majeure de conquête et de compréhension, d'affirmation de lui-même. Cette conquête dont Grand chœur vide des miroirs dessine en creux l'histoire, aura cependant commencé à l'intérieur même déjà de cette maison de correction que dénonce avec force l'un des plus beaux textes du livre intitulé Les Cœurs verts, qui rappellera peut-être à certains ce livre majeur écrit il y a une trentaine d'années par Marie Rouanet, intitulé Les enfants du bagne. Elle aura commencé par le simple éveil de l'intelligence nue prenant conscience de la perversité des éducateurs sadiques. Elle se sera prolongée dans l'amitié grave liant entre elles les victimes de leur cruauté. Se sera élargie en solidarité à tous les sangs humiliés répandus à travers le monde. Car c'est en bas, tout en bas du monde écrit Jacques Pautard que s'apprennent au réel les solidarités humaines (p. 40 ). Et qu'apparaissent parmi ces garçons de force et d'affection sans autres bornes que leur corps (…) ce qu'il est de plus redoutable et de plus précieux aux cités: des gens capables d'engager entièrement leur existence, de prendre vraiment à leur compte le défi d'être des hommes.

Ces tout jeunes êtres niés, que la société veut réduire à leur seul usage pratique ( p. 47 ), en faire les serfs, le bétail que le monde les désirait, ont aussi faim, nous affirme Pautard, de beauté et de pensée. Et c'est, à nos yeux, l'un des mérites fondamentaux de son livre que d'évoquer l'importance vitale que la découverte d'œuvres littéraires et artistiques insoumises comme celles de Rimbaud de Van Gogh mais aussi de Marx, de Gauguin, de Cézanne ou de Picasso eurent pour lui et certains de ses camarades. Cette capacité des grandes œuvres et du savoir à "désemmurer" les esprits, à leur ouvrir des routes, Jacques Pautard craint toutefois qu'elle ait disparu, tant nous dit-il nous avons tout sacrifié de nous aujourd'hui à l'Amérique. Tant aujourd'hui du ciment dont on ouvrait autrefois des fenêtres on dresse aujourd'hui des murs. De même que semble avoir disparu l'ouvrière amitié de la mécanique. La possibilité aussi d'une vie à la seule force de ses bras. Ou d'une vie comme il la célèbre dans le premier et le dernier des textes de son livre, vouée tout entière à l'invention de la route. À cette mise en chantier permanente de soi avec le monde dont elle est, merveilleuse, la chance.

Reste nous dit cependant Jacques Pautard, la poésie qui est une autre façon de prendre aujourd'hui la route. Peut-être. Mais quand on voit le peu d'influence qu'elle exerce, le peu de temps qu'on lui consacre, la superficialité des commentaires que les rares "spécialistes" ou amateurs lui accordent, on peut se montrer un peu moins optimiste. Surtout quand on voit comment aujourd'hui s'est renforcée me semble-t-il la capacité de l'époque à étiqueter chaque chose. S'enclore dans les bien-pensances. Développer ses techniques subtiles de manipulations. En faisant croire à chacun qu'il est. Qu'il existe. Et, unique, qu'il compte ! Quand il n'est que compté. L'ombre même d'un nombre.

On aurait bien des choses à dire sur le livre de Jacques Pautard dont la lourdeur parfois extrême n'empêche heureusement pas de laisser passer le souffle éprouvé et toujours urgent de la vie. Chose aujourd'hui qui n'a pas de prix. Aussi lui souhaitons-nous de trouver ses lecteurs. Qu'il ne devrait pas laisser indifférents. Car, non seulement ce livre est un réquisitoire terrible contre tout ce qui, depuis toujours, constitue le crime toujours insuffisamment pensé de l'homme contre l'homme, une recherche obstinée de compréhension et de construction de soi par delà l'impossibilité reconnue d'y parvenir jamais, mais c'est aussi le poignant et vibrant témoignage d'une vie qui ne se sera jamais résignée et à travers laquelle chacun, qu'il soit victime ou bourreau potentiel, aura sa part encore, noire ET blanche, à reconnaître. À surmonter.

vendredi 7 février 2020

POÉSIE POUR LES POISSONS ROUGES ? Á PROPOS DE LA RÉÉDITION DU MAURICE BLANCHARD DE PIERRE PEUCHMAURD.



Non, affichés amateurs de poésie chichiteuse, de biographie chipoteuse, de paquet bien ficelé, rien pour vous dans ce livre ! Car même si des auteurs s’y montrent et fortement, vous ne les verrez pas. Ne les entendrez pas. Quand ils diront la liberté. Quand ils diront la vérité. Quand ils crieront, eux les ratés, qu’ils vous emmerdent. Et ne vous comptent que pour du beurre. Á fondre dans leur propre lumière.

Ne nous faisons pas d’illusions. Un poète rare, mort, parlant d’un autre poète, tout aussi rare, tout aussi mort : c’est une drôle d’idée que les éditions Pierre Mainard ont eue là, de proposer à nouveau, à l’active incuriosité de leurs contemporains, ce livre que Pierre Peuchmaurd consacra en 1988, dans la collection des Poètes d’aujourd’hui, dirigée par Seghers, à ce grand poète si grandement méconnu que fut et que continue d’être, Maurice Blanchard.

Alors, mes contemporains, si prompts à vous saisir du moindre prétexte pour vous exciter, vous faire un peu plus exister, sur les réseaux oiseux, sur les réseaux noiseux qui occupent le monde, oui, vous mes semblables, triangles, carrés, citrouilles ou pommes de terre, qui vous regardez « dans des miroirs, géométriques quant à la surface, rigidement cadavériques dans leur profondeur[…] et vous sculptez ainsi votre monument funéraire » combien de doigts de la main serez-vous pour reconnaître les intenses fulgurations, les opéras sanglants, de ces « poètes de proie ». Qui sont aussi des fêtes. Dont vous ne savez rien.

Pourtant, mi choix de textes, mi biographie supposée, le maurice Blanchard de Peuchmaurd est de ces livres qui honorent et leurs auteurs et ceux, lecteurs comme éditeurs, qui leur permettent d’exister. De vivre. De ces livres porteurs d’incandescentes paroles. De celles qu’on ressent comme si on avait tout-à-coup mis son doigt dans la prise. De celles qui, assumant, en ce siècle « d’otages et de copies conformes », leur irréductible et triomphale marginalité, tracent d’invincibles routes, renversant tout sur leur passage, et l’indifférence des autres et les traverses des chemins, se foutant pas mal d’être et surtout n’être pas, comprises. Sinon par les poissons rouges.

Car, « saltimbanque du non-sens », le poète y dresse lui-même ses barricades mystérieuses. Fait sa lumière de même. Et aussi son obscurité !

lundi 23 septembre 2019

SUR UN GRAND TABLEAU DE FERNAND PELEZ. MISÈRE DES CRITIQUES BOURGEOIS !

Grimaces et misère, Fernand Pelez, 1888, Petit Palais
Il y a dans le monde de l’art, disons plutôt dans le petit monde de la culture qui affecte de s’intéresser à l’art et aux artistes, des attitudes que je ne comprendrai jamais. Ainsi celle qui consiste à refuser de prendre en compte le sujet pour ne s’intéresser qu’à la forme. Déjà dans la Chartreuse de Parme, Stendhal remarquait que « la politique dans une œuvre littéraire » était vue comme « un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier», comme si ce qui déterminait avant tout la vie réelle et souvent malheureuse et souffrante de la plupart des hommes devait se trouver exclu des préoccupations de l’écrivain comme de l’artiste véritable.

lundi 7 janvier 2019

2019. SI NOUS CESSIONS NOS CONCERTS D’OISEAUX ?


CONCERT D'OISEAUX DE PAUL DE VOS

LA MAISON SNIJDERS & ROCKOX dans la belle ville d’Anvers est une de ces maisons-musées dont je me dois de recommander à chacun de ne manquer la visite sous aucun prétexte. Inutile d’en faire ici la présentation : tout se trouve aujourd’hui sur le net ; notamment un excellent guide du visiteur téléchargeable en PDF.

Dans la partie qui fut autrefois le logis du célèbre peintre de nature morte, Snijders, le visiteur découvrira deux de ces intrigants Concerts d’oiseaux dont le maître de maison contribua, par une grande toile aujourd’hui exposée au Musée de l’Ermitage, à lancer la vogue tant à Anvers qu’à Londres où des peintres comme Jan Fyt, Paul de Vos, Melchior d’Hondecoeter, Jan Van Kessel et Jakob Bogdany en déclinèrent de multiples versions.


lundi 11 décembre 2017

LA GUERRE REND-ELLE FOU ? LES SOLDATS DE LA HONTE DE JEAN-YVES LE NAOURS.



C'est un des multiples avantages des rencontres que nous organisons que de relancer à chaque fois notre curiosité. Pour les livres. Certes. Mais aussi au gré des conversations, des échanges, pour des lieux. Des époques. Des personnes. Des évènements. Des problèmes...


Une de nos rencontres avec Gisèle Bienne, autour de la Ferme de Navarin, a ainsi été l'occasion de nous souvenir avec elle de bien des lectures que nous avons faites autour de la première guerre mondiale - nous en ferons peut-être un jour la liste - mais aussi de nous décider à nous intéresser de plus près à cette question des "mutilés mentaux" qu'un ancien article relatif au Cimetière des fous de Cadillac (Gironde) nous avait fait, en son temps, découvrir.


samedi 9 décembre 2017

RECOMMANDATION. KASPAR DE PIERRE DE LAURE GAUTHIER À LA LETTRE VOLÉE.



Comment le dire : insignifiants de plus en plus m’apparaissent ces petits poèmes qu’on peut lire aujourd’hui publiés un peu partout, sans le secours du livre. Non du livre imprimé, de l’objet d’encre et de papier qu’on désigne le plus souvent par ce terme. Mais de cet opérateur de pensée, de ce dispositif supérieur de signification et d’intelligence sensible qui organise les perspectives, relie en profondeur et me paraît seul propre à mériter le nom d’œuvre.


Non, bien entendu, que tel petit poème ne puisse charmer par tel ou tel bonheur d’expression, la justesse par laquelle il s’empare d’un moment ou d’un fragment de réalité et parvient ainsi à s’imprimer dans la mémoire. Et nous disposons tous – et moi pas moins qu’un autre - de ce trésor de morceaux qu’à l’occasion nous nous récitons à nous-mêmes et dans lequel, même si c’est devenu un cliché de le dire, certains, dans les conditions les plus dramatiques puisent pour donner sens à leur souffrance et trouver le courage ou la volonté d’y survivre. 


Mais la littérature me semble aujourd’hui avoir bien changé. Nous ne sommes plus au temps des recueils. Difficile de plus en plus d’isoler radicalement la page de l’ensemble  dans lequel elle a place. C’est en terme de livre qu’aujourd’hui paraissent les œuvres les plus intéressantes. Pas sous forme de morceaux choisis. Ce qui rend aussi du coup la critique plus difficile. Aux regards habitués, comme le veut notre époque, aux feuilletages. Au papillonnage. Aux gros titres. À la pénétration illusoire et rapide.


Le livre de Laure Gauthier, kaspar de pierre, paru à La Lettre volée, est précisément de ceux dont le dispositif et la cohérence d’ensemble importent plus que le détail particulier. Ou pour le dire autrement est un livre dans lequel le détail particulier ne prend totalement sens qu’à la lumière de l’ensemble. Non d’ailleurs que tout à la fin nous y paraisse d’une clarté parfaite. S’attachant à y évoquer non la figure mais l’expérience intérieure de ce Kaspar Hauser que nous ne connaissons le plus souvent qu’à travers l’image de « calme orphelin » rejeté par la vie, qu’en a donnée Verlaine, Laure Gauthier, à la différence de ceux qui se sont ingéniés à résoudre le bloc d’énigmes que fut l’existence et la destinée de cet étrange personnage, ramènerait plutôt ce dernier à sa radicale opacité, son essentielle différence qui n’est peut-être d’ailleurs à bien y penser que celle, moins visible et moins exacerbée par les circonstances certes, de chacun d’entre nous. 

dimanche 19 novembre 2017

POUVOIRS DE LA FICTION. À PROPOS DE LA MAISON ÉTERNELLE DE YURI SLEZKINE.

Il est des rêves collectifs dont nous avons malheureusement appris à trop bien nous réveiller. Ainsi de celui que nourrit au siècle dernier sur le territoire de l’ancienne Russie toute une génération d’intraitables révolutionnaires qui tenta d’y installer pour l’éternité une société sans classe et sans exploitation par la mise en place d’un régime qui ne se maintint finalement pas plus que le temps d’une courte vie humaine.

Sûrement que ce dernier dont on sait les souffrances et les atrocités dont il fut responsable ne doit pas être regretté. Mais confronté aujourd’hui à l’affirmation tellement écoeurante des inégalités que les sociétés dîtes libérales ont laissé s’établir quand elles ne les promeuvent pas, entre les fameux premiers de cordée qui ne tirent à eux que les bénéfices du travail des êtres qu’ils exploitent et la masse immense de ceux qui, de multiples façons, voient leur vie ou une partie de leur vie, sacrifiée à ce système, pour ne rien dire au passage de ce qu’il en coûte pour la survie de la planète, oui, confronté à cela, on comprendrait qu’on en vienne à regretter ces visions d’avenir radieux et que sous l’apparente résignation des comportements et malgré les efforts d’endormissement des pouvoirs de tous ordres, germent à nouveau, dans nos coins de cerveau toujours disponibles, des projets de « révolution », mûrissent dans nos cœurs des désirs de révolte, s’expriment un peu partout des impatiences et des colères qui pourraient tout emporter demain.
C’est donc avec des préventions moindres à l’égard de la tentation révolutionnaire et de ses effrayantes radicalités que je me suis lancé ces derniers jours dans la lecture du monumental ouvrage composé par l’historien américain Yuri Slezkine qui sous couvert de nous raconter un peu à la manière de la Vie mode d’emploi de Perec, l’histoire des premiers habitants de la fameuse Maison du Gouvernement construite à la fin des années 20, face au Kremlin,  pour abriter quelques centaines de privilégiés du régime, tente d’analyser les ressorts fondamentaux de la psyché bolchevique.

« Toute ressemblance avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait pure coïncidence »


vendredi 17 novembre 2017

SUR NOTRE INCAPACITÉ À NOUS SOULEVER CONTRE CE QUI EST DÉTESTABLE.

Pour des raisons que chacun comprendra et qui débordent largement le parallèle que je faisais entre les mutineries de 1917 et « le délire officiel » de Noël, au moment où d’aucuns se sentent malgré eux, enrôlés dans la défense d’un modèle social dont on voit de plus en plus clairement qu’il ne profite qu’à une minorité d’individus qui se sont, semble-t-il, donnés comme objectif d’exploiter le plus possible leurs semblables, pour ne pas parler des ressources communes de la terre, je crois bon de revenir sur le livre de l’historien André Loez, que j’ai présenté sur mon ancien blog en décembre 2013. Il offrira peut-être à chacun de quoi comprendre en partie les raisons actuelles de notre incapacité à nous soulever contre un état des choses que nous sommes, je pense, de plus en plus nombreux à trouver détestable.

Tout vrai lecteur le sait. À l'intérieur de soi, c'est tout un jeu de configurations et de reconfigurations qui se produit durant le temps de la lecture. Là s'échangent des temporalités. Des situations. Des préoccupations. Celles bien entendu de l'ouvrage et des récits qu'il met en œuvre. Celles aussi qui nous sont propres et qu'aucune lecture même la plus captivante n'est en mesure de suspendre totalement.

Il en résulte parfois des mises en relation surprenantes.

Lisant le très important livre d'André Loez sur les mutins de 1917, que nous ne saurions trop conseiller en prévision des commémorations tous azimuts à venir, tandis que nous subissions la terrible pression commerciale correspondant à ce que Baudelaire appelait déjà dans les Petits Poèmes en Prose, l'"explosion du nouvel an", quelque chose en nous, malgré l'évidente différence des matières, malgré le caractère paradoxal et même possiblement choquant de leur rapprochement, nous enjoignait à chercher ce que ces refus de la guerre étudiés de façon si attentive par l'historien, un peu dans la lignée des préconisations du Michel de Certeau de l'Invention du quotidien, s'efforçaient aussi de nous faire entendre sur notre propre attitude à l'égard de ce qu'il est possible de considérer aujourd'hui comme l'obligation sociale de fête.

mardi 12 septembre 2017

RECOMMANDATION : SIDÉRER, CONSIDÉRER DE MARIELLE MACÉ.


Cliquer pour lire un extrait du livre
C’est un texte court. Qui ne répond certes pas à toutes les questions notamment politiques qu’il soulève mais qui, rendant plus attentifs, nous conduit à aborder ces dernières avec plus de lucidité et surtout de cette véritable et nécessaire humanité qui permettrait de construire demain un monde enfin plus habitable. Pour tous. Confrontée à la réalité à première vue sidérante de cette misère qui, venue d’un peu partout, tente aujourd’hui de s’installer dans le peu d’espace que l’égoïsme et l’arrogance de nos sociétés protégées, provisoirement lui abandonnent1, l’essayiste Marielle Macé dont nous apprécions depuis longtemps le travail, s’efforce, avec beaucoup de pudeur mais aussi de résolution, de redéfinir le regard qu’il nous appartient de poser sur ces populations démunies que nous aurions tort de ne considérer, au mieux, que comme de malheureuses victimes.

Ceux qui suivent depuis ses débuts notre blog gardent peut-être en mémoire la recommandation que nous avons faîte, lors de sa publication, du beau livre de Sylvie Kandé, La Quête infinie de l’autre rive, qui avait, entre autre, le mérite de nous faire voir les migrations actuelles non plus comme des actes de désespoir mais comme affirmations d’être relevant, pour qui sait les comprendre de l’intérieur mais aussi dans leur histoire, d’une véritable geste héroïque.

Sans bien entendu recourir au caractère épique de la poète franco-sénégalaise, l’ouvrage de Marielle Macé nous amène aussi à considérer autrement ces vies que nous sommes toujours trop nombreux à recevoir comme « au fond pas tout à fait vivantes » ou comme l’écrit Judith Butler qu’il cite « comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon ». Non !  Répond avec la plus grande énergie Marielle Macé : ces vies sont au contraire « absolument vivantes » ! Et d’affirmer, comme nous le montre bien encore au passage le livre de Sophie G. Lucas, moujik moujik, que nous nous réjouissons d’avoir sélectionné pour le Prix des Découvreurs 2018, que « les vies vécues sous condition d’immense dénuement, d’immense destruction, d’immense précarité, ont sous ces conditions d’immense dénuement, d’immense destruction et d’immense précarité, à se vivre. Chacune est traversée en première personne, et toutes doivent trouver les ressources et les possibilités de reformer un quotidien : de préserver, essayer, soulever, améliorer, tenter, pleurer, rêver jusqu’à un quotidien, cette vie, ce vivant qui se risque dans la situation politique qui lui est faite. »
Démantèlement  par les CRS de la zone sud de la "Jungle" de Calais, le 16 mars 2016



Cette reconnaissance ne peut pas aller sans colère. Colère devant « l’indifférence, le tenir-pour-peu, par conséquent la violence et la domination […] toutes les dominations, celles qui justement accroissent très concrètement la précarité. »  Et là justement se trouve l’une des vertus principales du poète, de l’artiste, affirme Marielle Macé qui rappelle Hugo, Baudelaire, Pasolini et appuie sa réflexion sur l’Austerlitz de Sebald, la relation de Walter Benjamin à sa bibliothèque, le film de Claire Simon, le Bois dont les rêves sont faits, les récits attentifs mais dénués de pathos d’Arno Bertina ou, pour finir, sur le très beau livre de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement dont elle retient l’idée qu’un pays n’est pas un « contenant » mais « une configuration mobile d’effets de bords » ce qui nous impose de « ne pas enclore chaque idée de vie mais au contraire de l’infinir et reconnaître ce qui s’y cultive ».

Car ce qui s’y cultive, souligne bien Marielle Macé, n’est pas que la pure négativité de la souffrance, du deuil et de la misère. S’y cultivent aussi l’adaptation, le bricolage, l’invention, l’utopie, le rêve, … bref tout un système de compétences qui mis en œuvre avec parfois de formidables énergies vise à organiser ou réorganiser la vie et à lui donner ou redonner humainement forme. Les preuves n’en manquent pas. Comme ce dont témoigne le travail du Pôle d’exploration des ressources urbaines ( PEROU), un collectif  de politologues, de juristes, d’urbanistes d’architectes et d’artistes : l’installation en moins d’un an et dans les conditions détestables qu’on sait, par les 5000 exilés de ce qu’on a appelé la Jungle de Calais, de « deux églises, deux mosquées, trois écoles, un théâtre, trois bibliothèques, une salle informatique, deux infirmeries, quarante-huit restaurants, vingt-quatre épiceries, un hammam, une boîte de nuit, deux salons de coiffure. » Détruire à grands coups de pelleteuse comme le font les « autorités » cet existant, pour en déloger les migrants ne se réduit pas simplement à réduire par les moyens de notre technologie, mécanique et policière, des abris insalubres, montés à partir de matériaux précaires qui défigurent le paysage, c’est surtout démolir des idées, « des idées de vie, qui se tiennent tout à fait hors de la vie partagée mais qui disent qu’on  pourrait faire autrement et accueillir autrement. »

Alors, oui, Sidérer, considérer, sous-titré Migrants en France, 2017  est un livre qu’il faut lire pour, qu’enfin débarrassés de l’écœurante parure de bons sentiments qui nous amènent à verser des larmes hypocrites sur les souffrances dont le monde se contente trop souvent de nous livrer le spectacle, nous nous mettions à reconnaître en chaque démuni une vie qui elle aussi s’invente et se cherche et a toujours quelque chose à nous dire. Pas seulement sur ce qu’elle est mais aussi sur ce que nous pourrions être. Avec plus d’intelligence et surtout de réelle attention envers tous ces possibles que tellement, malgré tous nos savants discours et nos grandes mais infertiles résolutions, nous négligeons2.

NOTES :
1.       On lira à cet égard avec beaucoup d’intérêt les premières pages du livre qui analysent avec acuité le paysage urbain dans lequel s’est établi le camp de migrants et de réfugiés dont part Marielle Macé pour lancer sa réflexion sur le caractère sidérant dans certaines de nos villes des indécents voisinages qui s’y produisent.

2.       Voir pour prolonger cette idée de fertilité : http://lesdecouvreurs2.blogspot.fr/2016/09/exoten-raus.html#more