dimanche 19 novembre 2017

POUVOIRS DE LA FICTION. À PROPOS DE LA MAISON ÉTERNELLE DE YURI SLEZKINE.

Il est des rêves collectifs dont nous avons malheureusement appris à trop bien nous réveiller. Ainsi de celui que nourrit au siècle dernier sur le territoire de l’ancienne Russie toute une génération d’intraitables révolutionnaires qui tenta d’y installer pour l’éternité une société sans classe et sans exploitation par la mise en place d’un régime qui ne se maintint finalement pas plus que le temps d’une courte vie humaine.

Sûrement que ce dernier dont on sait les souffrances et les atrocités dont il fut responsable ne doit pas être regretté. Mais confronté aujourd’hui à l’affirmation tellement écoeurante des inégalités que les sociétés dîtes libérales ont laissé s’établir quand elles ne les promeuvent pas, entre les fameux premiers de cordée qui ne tirent à eux que les bénéfices du travail des êtres qu’ils exploitent et la masse immense de ceux qui, de multiples façons, voient leur vie ou une partie de leur vie, sacrifiée à ce système, pour ne rien dire au passage de ce qu’il en coûte pour la survie de la planète, oui, confronté à cela, on comprendrait qu’on en vienne à regretter ces visions d’avenir radieux et que sous l’apparente résignation des comportements et malgré les efforts d’endormissement des pouvoirs de tous ordres, germent à nouveau, dans nos coins de cerveau toujours disponibles, des projets de « révolution », mûrissent dans nos cœurs des désirs de révolte, s’expriment un peu partout des impatiences et des colères qui pourraient tout emporter demain.
C’est donc avec des préventions moindres à l’égard de la tentation révolutionnaire et de ses effrayantes radicalités que je me suis lancé ces derniers jours dans la lecture du monumental ouvrage composé par l’historien américain Yuri Slezkine qui sous couvert de nous raconter un peu à la manière de la Vie mode d’emploi de Perec, l’histoire des premiers habitants de la fameuse Maison du Gouvernement construite à la fin des années 20, face au Kremlin,  pour abriter quelques centaines de privilégiés du régime, tente d’analyser les ressorts fondamentaux de la psyché bolchevique.

« Toute ressemblance avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait pure coïncidence »


Disons-le tout de suite : ce qui m’a le plus retenu et soutenu tout au long de ma lecture, c’est cette dimension romanesque vivante et si je puis dire, habitée, qui presque d’un bout à l’autre de l’ouvrage, m’a fait imaginer des scènes, conduit à tenter de prolonger en moi les pensées et les sentiments d’un certain nombre de ces personnages dont l’auteur avec une ironie peu commune dans ce type d’ouvrage, a tenu à préciser en exergue que toute ressemblance qu’ils présenteraient avec des personnages de fiction, vivants ou morts, serait, son travail étant celui d’un historien, pure coïncidence !
Oui, terriblement difficile par exemple de ne pas désirer poursuivre de l’intérieur comme si l’on était romancier ou cinéaste, la plongée qu’effectue l’auteur au cœur de cette lutte pour l’occupation du champ littéraire qui opposa, dans la première partie des années 20, le rédacteur en chef de l’éminente revue Krasnaïa Nov (Terres vierges rouges), Alexandre Voronski, révolutionnaire de la première heure, organisateur des premières grandes grèves ayant conduit à la prise du pouvoir par les bolcheviques, à la jeune garde des critiques « prolétariens » pour lesquels toute littérature qui n’était pas militante et révolutionnaire était nécessairement ennemie de la révolution !

Photomontage représentant ce que devait être le Palais des Soviets, conçu par l'architecte Boris Iofane
Tout aussi fascinante sur une autre plan, l’ahurissante histoire qu’on aimerait à son tour raconter, de l’édification du palais des Soviets qui, avec ce grouillement d’ouvriers de toutes nationalités, Tadjiks, Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes, Russes, Ukrainiens, Lezghiens, Ossètes, Persans, Indiens, Afghans, Tatars, Allemands, Polonais, Géorgiens, Arméniens, Turcs et Américains même, devait, dans l’esprit de ses promoteurs, constituer la huitième et dernière merveille du monde et présenter, avec à son sommet une statue de Lénine de 100 mètres de haut pesant plus de 6000 tonnes, la version achevée de la tour de Babel célébrant « l’élan vertical audacieux, énergique et harmonieux » animant un Socialisme conçu pour  éclairer, unifier et transformer le monde.  
Rendons justice à l’auteur. Sans être lui-même romancier, les pages richement documentées qu’il consacre, de son impitoyable déploiement dans la réalité jusqu’à son pathétique effondrement, au grand rêve socialiste, parlent tout autant à l’intelligence lucide qu’à l’imagination aidée qu’elle est par le recours systématique aux multiples œuvres littéraires inspirées à l’époque par de si prodigieux évènements. Et l’on regrette souvent que ces dernières qui ne semblent pas si dépourvues de qualités qu’on a voulu nous le faire croire, soient devenues quasiment introuvables de nos jours.

Ce rapport si difficile à penser aux générations futures !

Nous pourrions consacrer des pages et des pages à l’ouvrage vraiment extraordinaire de Yuri Slezkine. Dont le parti-pris de construction et l’originalité de méthode sont de nature à aider le lecteur à reconsidérer de façon moins caricaturale et scolaire, sous l’angle par exemple de la pure monstruosité qui n’a jamais rien expliqué, l’histoire de la grande utopie communiste dont il me semble que nous payons aujourd’hui les lourdes conséquences de son échec. Mais avant d’abandonner le lecteur à sa propre liberté j’aimerais attirer l’attention sur une question majeure qui apparaît comme une sorte de fil rouge, c’est le cas de le dire, à l’intérieur du livre : celle de son rapport, devenu aujourd’hui si nécessaire à penser, aux générations futures.
Alors qu’en dépit de la manière hyper-protectrice dont nous élevons nos enfants, nous semblons ne pas trop nous soucier du monde dans lequel nous les entraînons à devoir vivre ou survivre, la toute première génération de bolcheviques était, quant à elle, prête à totalement se sacrifier ou du moins à sacrifier des millions et des millions d’êtres pour assurer aux nouvelles générations un monde radicalement transformé dont auraient totalement disparu l’exploitation de l’homme par l’homme et les conditions matérielles désastreuses qui en sont pour le plus grand nombre les tristes et insupportables effets. Il y a donc quelque chose de désespérément ironique dans le constat que dresse, dans les dernières pages de son livre, Yuri Slezkine qui insiste sur la façon dont les enfants des cadres principaux du Gouvernement, du moins ceux qui survécurent à la guerre,  « se marièrent, eurent des enfants, achetèrent des réfrigérateurs » et menèrent des carrières plus ou moins réussies avec le sentiment d’appartenir à bon droit à une élite, mais sans plus prendre au sérieux, à la différence de leurs parents, la prophétie originelle de justice et d’égalité.

« Le problème du bolchevisme est qu’il n’a pas été suffisamment totalitaire »

C’est que nous explique Slezkine, les parents n’avaient pas su totalement se défaire vis-à-vis de leurs enfants de l’éducation humaniste qu’ils avaient eux-mêmes reçue. Et que trop bien installés dans la Maison du Gouvernement qui aurait pu se prêter à une authentique transformation de l’ensemble des relations individuelles, ils ne sont pas parvenus à échapper aux vieux modèles de la vie familiale et culturelle qui conservaient à leurs yeux tout ou partie de leur prestige. « Les bolcheviks n’ont pas compris qu’en permettant à leurs enfants de lire Tolstoï au lieu de Marx-Engels-Lénine-Staline, et qu’en ayant même des enfants, ils creusaient la tombe de leur révolution. Une Maison du socialisme – conçue comme une résidence avec des appartements familiaux – était une contradiction dans les termes. Le problème du bolchevisme est qu’il n’a pas été suffisamment totalitaire ».

Salle à manger, dessin de Youri Trifonov, reproduit dans La Maison éternelle
Il faut lire bien entendu dans le détail le contexte d’une telle affirmation qui limitée à cette lapidaire formulation ne peut que paraître choquante et terriblement réductrice. Mais il est sûrement vrai que le succès d’une révolution devant conduire à une transformation radicale des rapports sociaux ne peut se conduire uniquement sur le terrain économique. L’une des fautes des bolcheviques explique Slezkine, c’est que « focalisé sur l’économie politique et sur une sociologie dérivée de la base économique, le marxisme a élaboré une conception remarquablement pauvre de la nature humaine » et n’a de ce fait pas suffisamment attaché d’importance à la transformation radicale, du moins chez ses cadres, des modes quotidiens d’existence. D’où le maintien à l’intérieur de la Maison du Gouvernement, à côté des structures installées pour permettre le développement et l’organisation d’une vie collective commune, de ces appartements petits-bourgeois où nos apparatchiks pouvaient maintenir avec leurs enfants le type d’existence qu’ils travaillaient en même temps à changer pour les autres !

« Les enfants des bolcheviks des origines, écrit Slezkine, vivaient dans la Maison du Gouvernement comme Tom Sawyer vivait à St. Petersburg, Missouri : ils étaient là sans être là, tout à la fois rue Serafimovitch et dans les grottes mystérieuses menant au Kremlin, en Amérique ou au centre de la Terre. […] Les enfants de la Révolution ne vivaient pas seulement dans le passé : ils l’adoraient parce qu’il était passé et, comme la plupart des lecteurs et des auteurs de fiction historique, ils tendaient à préférer les causes perdues : les Ecossais de Walter Scott, les Mohicans de Cooper, les Polonais de Sienkiewicz, les Séminoles de Mayne Reid, les Corses de Mérimée, le Pougatchev de Pouchkine, le Tarass Boulba de Gogol, le Napoléon de Stendhal, et tout ce que les Mousquetaires de Dumas faisaient serment de sauver, depuis l’honneur de la reine jusqu’à la tête de Charles Ier. »
Rien de particulièrement étonnant donc, si l’on suit la démonstration de Slezkine que la seconde génération des cadres majeurs du socialisme soit passée « du fantasme de ceux qui s’embarquèrent vers une quête nouvelle au sarcasme de ceux qui en sont revenus ». Surtout si l’on n’oublie pas à quel point l’étendue, dans leurs jeunes années, de la terreur stalinienne a pu marquer leur sensibilité.

Non, décidemment, nous montre bien Slezkine, les fictions ne sont pas neutres. Les fables savent modeler comme disait Platon les âmes. Du coup ne nous revient-il pas, pour nous qui voudrions tant voir changer le monde, de vraiment nous interroger sur la nature et les effets de ces flux multipliés de récits qu’à travers les media, le sport, le discours des vainqueurs et des profiteurs de la mondialisation libérale, véhicule aujourd’hui notre société ?

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