samedi 11 novembre 2017

POÉSIE ET NOUVELLES TECHNOLOGIES À L’ÉCOLE. À PROPOS DU PROJET I-VOIX DU LYCÉE DE L’IROISE À BREST.

ELEVES DU LYCEE DE L'IROISE DANS UNE LIBRAIRIE DE BREST
Comment faciliter l’accès des jeunes et de leurs maîtres à cette poésie actuelle que le peu d’intérêt que lui manifeste une société avant tout préoccupée de vitesse, d’images, de pensée simple et de rentabilité grossière, a rendu presque invisible ; comment revivifier l’approche que l’institution scolaire, toujours particulièrement frileuse sur ce point, propose de la poésie, voilà, comme comme on sait, quelques-unes des préoccupations de notre association qui peut s’enorgueillir de faire découvrir chaque année des ouvrages d’auteurs vivants à des centaines et des centaines de jeunes répartis dans toute la France,  d’avoir depuis sa création en 1998, fait rentrer dans les CDI des milliers d’ouvrages de poésie contemporaine et fait découvrir plusieurs dizaines de petits éditeurs absents des librairies comme des bibliothèques publiques.


Il suffit de parcourir notre blog pour comprendre l’intérêt que présente ce type d’action pour la préservation d’un art peut-être aujourd’hui tout autant menacé de disparition que certaines espèces animales et pour le développement de l’intelligence sensible, de l’ouverture au langage et par voie de conséquence au monde, des jeunes dont on ne dira jamais assez à quel point il est important de savoir nourrir leur curiosité qui est vive, leur appétit d’expression qui est grand, d’aliments qui ne conditionnent pas leur goût à ne trouver plaisir qu’aux communes bouillies ou aux ratatouilles artificiellement pimentées que leur servent les médiatiques cuisines du jour.

C’est pour cela que je tiens à saluer personnellement le travail que mène lui aussi depuis longtemps Jean-Michel Le-Baut qui, dans son lycée de l’Iroise à Brest, a développé autour de la poésie contemporaine un projet qui a aussi le mérite, grâce aux technologies les plus actuelles de redonner aux jeunes, comme dit un article du Monde de l’Education qui lui est consacré,  libre cours à leur imagination et à leur créativité.

En leur ouvrant l’espace divers et chaleureux d’un blog collectif, J.M. Le-Baut permet à ses élèves de donner à leurs travaux d’écriture ce dont l’écriture a justement le plus besoin, c’est-à-dire une adresse, de véritables et vivants destinataires avec lesquels entretenir un lien de partage et de sensibilité qui ne soit plus celui de l’évaluation verticale qu’instaurent ces ténébreux exercices hors-sol destinés à n’être lus que pour être notés.

On se méfie trop ou mal aujourd’hui de ce recours aux nouvelles technologies qui ne sont pas que des instruments de sidération contribuant à la soumission de l’esprit à l’impérialisme des machines. Certes, il faut entendre les avertissements des philosophes comme Bernard Stiegler (voir note 1) qui dénoncent la façon dont les industries culturelles et cognitives tendent à détruire aujourd’hui l’économie de l’attention principalement des enfants chez lesquels ils peuvent produire de véritables désastres psychiques. Mais cela ne fait à mes yeux que rendre plus nécessaire encore l’entraînement à une appropriation créatrice, stimulante et surtout désirable de ces technologies avec lesquelles il faut bien, que nous le voulions ou non, désormais vivre.

AU LYCEE CARNOT DE BRUAY LA BUISSIERE
C’est la leçon (voir note 2) que tire d’ailleurs Yves Citton dans Pour une écologie de l’attention,  quand après avoir bien mis en évidence la dimension d’ « envoûtement » des régimes attentionnels mis en œuvre par les media, et les captations d’attention dont sont susceptibles les moyens actuels d’échange et de communication, il a soin de montrer qu’il est aussi en nos moyens de développer à partir d’eux, d’autres sortes de relation, moins superficielles, inventives et collaboratives, à travers lesquelles il est possible d’exister davantage. C’est je crois bien ce que propose Jean-Michel Le-Baut à ses bien chanceux élèves. Dont on découvrira, à travers la page de blog ci-dessus, consacrée à notre ami Armand le Poête, alias Patrick Dubost, les compétences qu’à la façon aussi, par exemple, des lycéens de Bruay la Buissière que j’ai pu rencontrer à nouveau l’an passé, ils sont capables de toujours mieux mobiliser.

NOTES

1.     « La formation de l’attention est très longue à produire chez un enfant. Pour qu’un enfant d’aujourd’hui soit à la hauteur de la formation requise il faut 20 ans. Ce n’était pas le cas autrefois. Et cette formation n’est pas dispensée seulement par l’Education nationale, ni par les parents mais par tout un ensemble, un système social, que j’appelle un système de soins (Sorge en allemand, care en anglais). Or, les industries culturelles et cognitives tendent de nos jours à détruire tout soin : une « économie de l’attention » s’est développée pour capter l’attention par tous les moyens (étant donné la concurrence entre tous les medias) qui aboutit en réalité à la destruction des systèmes qui produisent de l’attention - par exemple l’identification primaire chez l’enfant. La destruction de l’attention s’observe en particulier dans les enquêtes que la psychiatrie et la pédiatrie américaines mènent sur l’attention deficit disorder, dont souffrent beaucoup d’enfants américains souvent traités avec de la ritaline (dérivé de la cocaïne) ou du Prozac. Ces enfants sont de moins en moins capables de se concentrer sur quoi que ce soit. Ils sont détruits par des technologies de captation de l’attention qui ruinent leurs capacités de rétention et de protention. »
Bernard Stiegler,
 Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir
 Mille et une nuits, février 2008, p. 120


2.     « Il faut garder en mémoire la belle formule par laquelle William James ouvrait la troisième partie de cet ouvrage : mon expérience se compose de « ce à quoi j'accepte de me rendre attentif (what I agree to attend)" Il convient d'en tirer à la fois une affirmation de liberté et un IMPÉRATIF D'AGRÉMENT : dès lors que, comme on l'a vu, l'attention ne tient pas en place et qu'on ne l'obtient que de ceux qui veulent bien accepter de la prêter, un environnement attentionnel n'est défendable que s'il est désirable, et il n'est désirable que si on sait le rendre attrayant. Tel est le défi de toute pédagogie et de toute esthétique : n'est véritablement utile que ce qu'on aura su rendre agréable ou exaltant. Simone Weil l'a bien vu, «  l'intelligence ne peut être menée que par le désir ». Il n'y a pas d'alternative à susciter l'agrément — même si les plus hauts plaisirs passent souvent par une ascèse qui peut le différer considérablement, comme l'illustrent les stratégies propres à l'art moderne. Savoir faire briller par avance les plaisirs différés et les perspectives d'exaltation auxquelles ils peuvent nous conduire : voilà ce que doivent apprendre les défenseurs des laboratoires esthétiques et des arts de l'interprétation — plutôt qu'à se lamenter sur la distraction des élèves ou la superficialité des internautes. « 
Yves Citton
Pour une écologie de l’attention
Editions du Seuil 2014, p. 235-236


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