mercredi 29 juin 2016

C’EST L’ÉTÉ ! REGARDONS MIEUX POUSSER LES HERBES.

HARTUNG
Est-ce le pré que nous voyons, ou bien voyons-nous une herbe plus une herbe plus une herbe? Cette interrogation que s'adresse le héros d'Italo Calvino, Palomar, comment ne pas voir qu'elle est une des plus urgentes que nous devrions nous poser tous, aujourd'hui que, du fait des emballements et des simplifications médiatiques souvent irresponsables, risquent de fleurir les plus coupables amalgames, les plus stupides généralisations et les fureurs collectives aveugles et débilitantes. C'est la force et la noblesse de toute l'éducation artistique et littéraire que de dresser, face à tous les processus d'enfermement mimétique, la puissance civilisatrice d'une pensée attentive, appliquée au réel, certes, mais demeurée profondément inquiète aussi de ses supports d'organes, de sens et de langage.

Ce que nous appelons voir le pré, poursuit Calvino, est-ce simplement un effet de nos sens approximatifs et grossiers; un ensemble existe seulement en tant qu’il est formé d’éléments distincts. Ce n’est pas la peine de les compter, le nombre importe peu; ce qui importe, c’est de saisir en un seul coup d’œil une à une les petites plantes, individuellement, dans leurs particularités et leurs différences. Et non seulement de les voir: de les penser. Au lieu de penser pré, penser cette tige avec deux feuilles de trèfle, cette feuille lancéolée un peu voûtée, ce corymbe si mince …

jeudi 23 juin 2016

UNE PENSÉE DE TOUT LE CORPS.


KANDINSKY Accord réciproque, 1942
Dans le prolongement de notre précédent billet sur le beau livre de Christiane Veschambre, Basse langue, nous redonnons ces quelques réflexions susceptibles de faire peut-être un peu mieux comprendre la spécificité d’un certain langage poétique irréductible à la simple communication conceptuelle.

Il y a dans un musée de Londres « la valeur d'un homme » : une longue boîte-cercueil, avec de nombreux casiers, où sont de l'amidon — du phosphore — de la farine — des bouteilles d'eau, d'alcool — et de grands morceaux de gélatine fabriquée. Je suis un homme semblable écrit dans une lettre de 1867 le poète Stéphane Mallarmé à Eugène Lefébure, son ancien condisciple du lycée de Sens, après avoir remarqué qu'a contrario, pour être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps, ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes de violon vibrant immédiatement avec sa boite de bois creux.

Oui. C'est peut-être cela - comme le remarque bien ici Mallarmé - qui œuvre finalement au cœur de l'écriture ou de la parole poétique. Une pensée de tout le corps. Pas seulement de la tête ou du cerveau. Des cases et des casiers qui décomposent. Mais une mise en vibration pleine et à l'unisson de toutes les cordes de l'être dans la caisse profonde, résonante et unifiée du monde. Déjà, comme l'écrivait Baudelaire, à un certain niveau de perception des choses, les parfums les couleurs et les sons se répondent dans une sorte de synesthésie permettant toutes sortes de correspondances. 
Mais il importe de reconnaître que chacune de ces sensations s'inscrit pour commencer dans une dimension plus large et sans doute aussi plus confuse moins aisément représentable du sensible qui est celle de l'intensité mais aussi du mouvement, du rythme. Affectant le corps-esprit bien avant que n'interviennent pour la conscience les classiques différenciations que lui imposent l'inévitable taxinomie sensorielle ainsi que les élaborations conceptuelles produites par la culture. Un peu comme, ainsi que le rapporte un intéressant article de Claire Petitmengin, ce qui se passe chez l'enfant qui n'expérimente pas un monde d'images, de sons et de sensations tactiles mais un monde de formes, de mouvements, d'intensités et de rythmes, c'est-à-dire de qualités transmodales transposables d'une modalité à l'autre qui lui permettent d'expérimenter un monde perceptuellement unifié (où le monde vu est le même que le monde entendu ou senti ) ce qui permet la résonance, l'accord entre deux univers, base de l'intersubjectivité affective.

Ce qui signifie de manière un peu réductrice peut-être que le poème parle, touche, émeut, s'éprouve en tout premier lieu par sa dimension profondément musicale, unifiée, non comme succession clairement identifiable de sonorités porteuses ou non de sens mais comme variation continue d'intensités, modulation colorée de rythmes intérieurs, la capacité qu'il possède de commencer là où la plupart des autres écrits jamais n'atteignent: dans l'espace infra-sensoriel, vibrant, spirituel, de l'expérience non encore intellectualisée et séparée. Qui fut celui des origines. Et que nous retrouvons dans chaque moment d'ouverture ou de co-naissance au monde, arraché à l'ensemble construit des représentations différenciées qui normalisent.

mercredi 15 juin 2016

BASSE LANGUE DE CHRISTIANE VESCHAMBRE. POUR UNE EXPÉRIENCE VITALE DE LA LECTURE.

Mantegna, Descente dans les limbes

« Occident. 2016. Peut-être qu'une époque se définit moins par ce qu'elle poursuit que par ce qu'elle conjure. La nôtre conjure le dehors. Il ne s'agit plus de combattre ce qui n'est pas nous : il s'agit de le faire nôtre. De le transformer en « nous ». Le sauvage, le naturel, l'inexploré, les opposants, l'étranger, le gratuit : rien ne doit rester en dehors du système. L'hétérogène est endogénéisé, l'altérité s'assimile et se métabolise. Le climat ? Il est climatisé. L'inconnu, quel qu'il soit, se radiographie, se cartographie, il est rendu comptable et compatible. Si quelque chose échappe encore, la lisière du géré, le système allonge ses tentacules pour le raccorder au réseau, qui se veut total. »

Les fans, comme on dit, d’Alain Damasio, auront peut-être reconnu la déclaration par laquelle il débute le petit texte qu’a récemment publié La Volte et titré Le Dehors de toute chose. Et il est vrai que nous avons actuellement tout à redouter de cette civilisation de l’hyper-contrôle que nous favorisons par chacun ou presque de nos comportements, de cet univers du recouvrement où du fait de l’euphorie produite par l’illusion de la toute-puissance que procurent les nouvelles technologies nous laissons s’effacer le sentiment créatif de l’irréductible étrangeté et incomplétude du monde pour en abandonner l’architecture aux insidieux et simplificateurs algorithmes des big data.

samedi 11 juin 2016

SAVOIR REGARDER TOUT LE VIVANT IMMENSE: WILLIAM BARTRAM (1739-1823)

The great Alatchua Savanah, dessin de Bartram
Je redonne aujourd’hui ce billet que j’ai consacré en son temps aux Voyages de William BARTRAM. Ce dernier viendra heureusement s’adjoindre, j’espère, à cette liste de compatriotes de l’ailleurs que nous entreprenons d’élargir autant que faire se peut avec les Découvreurs.

Les débuts d'année traditionnellement voués aux bilans et aux résolutions de tous ordres sont l'occasion pour chacun d'embrasser un temps plus large coloré du regret, certes, de ce que nous aurons, malgré tout, laissé à jamais échapper mais de l'espérance aussi que l'espace que nous croyons ouvert à nouveau devant nous, nous permettra, qui sait, de ressaisir un peu de ce que nous avons perdu.
C'est pourquoi nous voudrions revenir aujourd'hui rapidement sur ce gros livre des Voyages de Bartram, que les éditions Corti, ont publié en février 2013 dans leur magnifique collection Biophilia. Un tel livre de quelques 500 pages, présenté comme une édition naturaliste, ponctué de nombreuses descriptions et de longues listes botaniques a de quoi faire un peu peur.  Mais n'aura heureusement pas empêché les excellentes et nombreuses critiques qui en ont rendu compte  et dont on pourra lire une partie ici.

mardi 7 juin 2016

COMPATRIOTES DE L’AILLEURS : YOSHIKICHI FURUI, CHANT DU MONT FOU.

C’est un long chant de traversée. De traversée du monde. De traversée du temps. De traversée de soi. Encore pourrions-nous mettre les mots qui précèdent au pluriel tant les identités du narrateur, celles des époques qu’il évoque et des lieux et formes qu’il rassemble sont multiples et se pénètrent au sein d’une narration qui loin de s’écouler avec la majesté d’un grand fleuve possède tous les attributs de ces eaux dévalant les pentes célèbres du Yoshino, que dans son dernier chapitre, l’auteur décrit, avec leur courant qui bifurque, leurs bras faisant rayonner leurs tentacules  dans plusieurs directions autour d’un point central et qui semblant couler vers le sud, coulent en fait vers le nord...

Je le reconnais bien volontiers. J’ignore à peu près tout du Japon. De son histoire. De sa géographie. De sa culture. De ses traditions. Et même de sa littérature. Ou plutôt ce que j’en sais tient dans le bagage de ce que nous savons tous. C’est-à-dire clichés. Petits savoirs superficiels. Engouements déclenchés. Enthousiasmes de commande produits par l’énervante société culturelle à prétention élitiste à laquelle de force, sinon de gré, je me trouve appartenir. Pourtant Chant du Mont fou ce livre qui par bien de ses aspects se montre profondément ancré dans les spécificités d’un pays qu’il nous fait attentivement parcourir nous entraînant d’un lieu sacré ou historique à l’autre, d’un auteur ancien à l’autre, sans compter les évènements nombreux du passé et les figures mythologiques ou religieuses qu’il convoque au passage, Chant du Mont fou m’a presque toujours interpelé comme s’il me parlait finalement de moi-même. De cette difficulté que nous avons à habiter nos corps. À accepter notre âge. À nous sentir de notre époque. À ne pas nous perdre dans les multiples voix qui nous habitent. Ne pas constamment chercher ce qu’au fond nous ne trouverons jamais. Nous inventant des voyages d’humeur, des fièvres, des colères, des regrets, des peurs... des opéras d’impressions en fait, dont nous savons bien comme ils sont inutiles. Mais sans lesquels nous n’aurions pas de vie.