vendredi 2 décembre 2016

IDENTITÉ. ALTÉRITÉ. PLASTICITÉ. COMMENT SORTIR DE SA RAINURE HUMAINE.


MASQUES ALASKIENS,  CHATEAU-MUSEE de BOULOGNE-SUR-MER

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Je lis toujours avec intérêt les considérations que Florence Trocmé publie dans son flotoir.  Ce qu’elle vient d’écrire récemment au sujet de la traduction et peut-être aussi sur la question de la mise en scène des grandes œuvres littéraires me donne d’ailleurs envie de revenir un peu sur certaine des idées que je défends à l’intérieur de ce blog.

Bien sûr, je partage a priori la considération qu’éprouve Florence Trocmé pour le travail de P. Markowicz et son souci de rendre, avant tout, compte du caractère d’altérité  des oeuvres composées dans des langues étrangères.

Il y a pour chacun, en terme d’élargissement d’être, plus d’avantages à concevoir la traduction comme un chemin vers l’autre qu’à la réduire à n’être qu’une adaptation - à nos communes façons de voir, de penser, de sentir - du système de représentations fondamentalement différent dans lequel s’inscrit toute oeuvre produite dans une culture autre. Rien ne peut être plus triste pour l’homme que de ne savoir pas, comme dirait Francis Ponge, sortir de sa rainure. Et s’empêcher ainsi de se dupliquer constamment lui-même. Je partage à ce sujet les points de vue que développe Marielle Macé dans son dernier ouvrage, qui prenant les choses de manière très large, nous porte à reconnaître, non seulement dans la pluralité des formes prises par la vie humaine, mais aussi dans l’immense variété des existences animales, ce qu’à la suite de Canguilhem elle appelle des allures diverses de la vie, des styles, et va jusqu’à distinguer dans la multiplicité même des objets – je pense en particulier au passage qu’elle consacre aux instruments de musique – autant de manières d’instituer des relations nouvelles avec le monde.


Pourtant il existe des limites à la porosité de chaque forme humaine. L’homme n’est pas une éponge. Et le jeu difficile de nos rapports ouverts avec l’autre ne doit pas faire oublier comme le dit et redit Marielle Macé que s’il importe de faire attention au monde, il ne s’agit pas pour autant de renoncer à exercer notre faculté de jugement et nous abandonner sans résistance aux multiples courants qui traversent l’immense océan des formes. La vie n’est pas qu’ouverture elle est aussi combat. Vivre c’est affirmer des choix. Inventer pourquoi pas des colères contre les formes d’être qu’on éprouve néfastes. Avoir le courage de son goût préconisait Francis Ponge. Maintenir cette « balance très savante et constante, entre les entraînements qu’on accepte et les entraînements auxquels on tourne le dos » confiait Henri Michaux dans Passages.

Ce qui signifie que notre rapport à l’altérité n’est pas aujourd’hui des plus simples. Et qu’il ne peut reposer sur le principe illusoire d’un absolu respect de la forme étrangère. À moins de nous faire totalement autres, ce qui est non seulement impossible mais ne reviendrait finalement qu’à déplacer le problème, nous ne pouvons que composer avec l’altérité. Entrer avec elle dans un jeu complexe d’appropriations, de rejets voire d’incapacités où ce qui compte c’est quand même avant tout notre aptitude à nous inventer une forme, une modalité d’être qui, pour ne se vouloir pas close sur elle-même, n’en affirme pas moins la nécessité de préserver en partie ses contours, les élargissant certes, les révisant, mais sans les laisser totalement se défaire, s’atomiser dans l’espace infini des choses.

Ce qui m’amène encore à dire que je ne partage pas trop la façon dont Florence Trocmé engage le procès de ces metteurs en scène auxquels elle reproche de vouloir lui imposer leur vision scénique de l’oeuvre. Certes on peut s’agacer comme elle des poncifs actuels qui cherchent avant tout à faire mode, déguisent Dom Juan en motard ou en jeune patron de maison de couture ... Mais si l’oeuvre est bien cet objet ouvrant un infini d’interprétations dans la clôture apparente d’une forme, toute lecture qu’on en fait en donne une vision autre. Et si certaines de ces visions peuvent ne présenter qu’un intérêt bien mince, aucune, fut-ce t’elle celle du metteur en scène le plus prétendument génial de l’époque, ne peut se prévaloir d’être vraiment fidèle. De ne rien imposer. Cela n’a pas de sens. Mieux vaut concevoir la mise en scène comme une oeuvre au second degré et la juger par sa plus ou moins grande capacité – dans l’entretien qu’elle présente avec son oeuvre mère - à nous enrichir à son tour, comme le reconnaît aussi Florence Trocmé, de dimensions nouvelles.  

Hommes, nous nous distinguons les uns des autres par nos identités plastiques. Mais plutôt qu’à nous fondre les uns dans les autres, à tout vouloir accueillir et sans perte, des choses, sans doute est-il préférable, pour reprendre la belle formule de Michel Deguy, de ne tendre qu’à « une extension illimitée du voisinage ». Ce qui nous réservant la possibilité d’ouvrir large la porte par où, en nous, peut toujours entrer quelque chose de renversant, d’étonnant ou de réjouissant des mondes, nous préserve de l’idée saugrenue de devenir totalement l’autre. De devenir loutre, tableau, indien Chitamacha ou Biloxi, grand prêtre inquisiteur ou encore cageot.

POUR PROLONGER : TEXTES POUR FAIRE TOMBER LES MURS






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