mercredi 6 juillet 2016

À LIRE CHEZ POTENTILLE : DE NOUVELLES « PICTURAE LOQUENTES » D’HENRI DROGUET.

CHRONIQUE DE NUREMBERG, 1492
Palimpsestes et rigodons, du poète Henri Droguet, vient d’être publié aux éditions Potentille. Le lecteur, que ne séduisent pas trop les fadasseries plus ou moins habiles que nous servent les petites mains intéressées de la mode, se délecteront, je pense, de cette occasion de voir rouvert ici le grand opéra de langues par lequel Henri Droguet met en scène, à sa manière, toute charnelle et de matières, le puissant dynamisme cosmique au sein duquel sont engagées nos interloques et ô combien fragiles humanités.

On y appréciera comme, sans les grands épanchements lyriques dont il s’est tôt délivré, ce poète parvient à donner à entendre la note sourdement existentielle d’une conscience qui, aléatoirement retournée sur elle-même, se découvre simplement assurée de sa seule réalité multiple, jubilatoire et passagère. Dans un souci évident non de représentation réaliste du monde mais de compositions et recompositions incessantes de substances verbales – chaque poème pouvant passer pour le palimpseste du suivant – l’ouvrage célèbre effectivement de la façon la plus vive cette danse à deux temps, cet effréné rigodon toujours à relancer, que nous exécutons – macabres - avec la vie. La vie prise. Reprise. Et toujours à réinventer.

 À moins que par la grâce d’une formule, d’une illusion, d’un moment brusquement arrêté, ne naisse l’impression d’avoir mis dans le mille – rigodon ! -  même s’il n’existe pas de cible. Que des signes d’exister.


À cette occasion, et pour aller plus loin dans le commentaire, je pense intéressant – l’oeuvre d’Henri Droguet reposant sur des choix d’écriture, dans l’ensemble assez stables – de redonner l’article que j’ai consacré il y a une dizaine d’années dans la Quinzaine Littéraire, à son ouvrage Avis de passage, paru chez Gallimard.

PROTOCOLES CHARIVARESQUES

« Voilà[…]ça flaire/ça fouit ça fouine/ça graillonne/ça enfourne estropie/défonce ça/choute et chagne/ça machine/ça exproprie/c’est imminent.// ÇA ?QUOI ? »

Cet extrait du poème intitulé L’ENTREVU qu’on trouvera dans AVIS DE PASSAGE qui succède à  48°39’N-2°01’W, titre indiquant les coordonnées géographiques de la ville de Saint-Malo où réside, entre pluies, vents et mer, sous l’incessante battue des éléments, le poète Henri Droguet, nous permettra peut-être de mieux saisir le cadre de l’acharné travail de langue et de célébration malgré tout, que ce dernier mène en littérature depuis de nombreux livres. Placé sous le signe de la peinture, par une double épigraphe, empruntée à Pierre Soulages et à Nicolas de Staël, Avis de passage est bien d’abord un livre qui donne à voir, une pictura loquens, comme en témoigne l’abondance des titres à vocation picturale, sinon cinématographique ou théâtrale qu’il donne à ses poèmes: « Grisaille, Petit tableau parisien, Panorama, Scénographie, Petit format, Trompe-l’œil, Extérieur nuit, Polyptique, Encre, Marine… ». Plus encore, ce livre grouille de matières, de formes, d’espaces assemblés que viennent animer de vigoureuses métaphores, par quoi s’acquiert tout un effet de profondeur, de mouvement surtout, qui ne sont effectivement pas sans rappeler le geste de l’artiste sur sa toile. Anch' io son' pittore semble nous dire Henri Droguet qui face à l’ombre désespérante conçoit ici « des protocoles / pour mettre savamment  / l’invisible en couleurs / rouge hérissé  vert pointu  bleu tempête »


Ce qu’il présente ainsi, tout au long d’un recueil, prenant aussi figure de journal par les datations précises et quasi chronologiques de ses poèmes, ce sont apparemment les mêmes paysages élémentaires, violents toujours recommencés de son quotidien atlantique avec, en particulier, ses grands opéras nuageux, ses rondes de nuit venteuses, les respirations monstrueuses, rieuses ou contrariées de l’océan au sein desquels se prennent les fugaces, fragiles présences des éphémères que sont aussi les hommes, ces vivants. « Fureur sonore à rantanplans/foudres singées  nuits/dévorées tripières/vertes pénombres  c’est colère/et colique aux dieux/aux saigneurs des armées et des viandes/c’est la stérilité/  compacte obtuse/    la matière[…]bousculade/ de marbres et de plâtras/à gouache céruse et gâchis de bleus/détrempés frottis charniers d’estompe/et grisailles poissées dans les fuligineux/glacis des doubles fonds/   enfin tout//   ça s’effrite ».

Mais la crise de représentation qui a touché la peinture occidentale n’a pas épargné non plus l’écriture poétique. Le poète sait aujourd’hui que le monde est insaisissable, que le réel résistera toujours à l’art, que la perte est partout dans le langage, que l’impensable est notre lot. Et comme le grand « ça » hasardé des apparences ne nous livrera pas son mystère dernier, que la grande culture d’autrefois qui ambitionnait de rassembler les hommes autour d’un système d’images communes, elle aussi s’est atomisée, ne reste qu’à monter, chacun pour soi, ses propres machines de mots, ses scénographies singulières, ses dispositifs d’écriture espérant qu’un peu des énergies et des couleurs du monde, un peu de notre frêle, troublante existence terraquée, s’y laissent sinon comprendre, au moins sentir et éprouver. L’écriture devient ainsi pour Droguet haute manifestation de présence parmi les choses mais aussi comme une affirmation d’adieu, son « champ du signe », en quelque sorte, révélant par le jeu de mots que, si monde il y a bien, autour de nous, tout ne se joue, finalement, que dans l’espace fermé, comme en deuil, de la langue.

Il y a ainsi comme un fond de décadentisme, voire un peu du Jules Laforgue des Derniers Vers, dans cette poésie de la tension hypersensible vers le grand réel déglingué qui déborde, liée à la conscience de l’impossibilité tragique de tout, qui brasse à fond les éléments, revient à la charge sans cesse et multiplie les passages, comme on multipliait autrefois, en imprimerie, les passages de couleurs, pour obtenir la belle épreuve finale. De Laforgue, on retrouve aussi les brisures dont le texte se fait l’écho, ce chant du décousu, du grand malentendu du monde que le poète, comme il peut « rafistole et rapièce ». Mais c’est surtout dans la fréquence des jeux de mots et la construction de ces mots valises qui sont comme autant de fils pour nous guider, disait Leiris, dans « la Babel de notre esprit », que s’impose la comparaison avec celui qui fut, pour les poètes anglo-saxons du XXème siècle plus que pour les français peut-être, une des plus grandes références de la poésie fin de siècle.  Ainsi, le poète Henri Droguet « chante pour tromper sa fin », « schizo ma non troppo », à grands coups d’ « éjalocutions » pour tenter aussi de trouver ce passage qui le mènerait, qui sait, « anywhere out of the words » accomplissant enfin sa fabuleuse « résurrérection ».

Certains verront sans doute de la fanfaronnade, dans cet impressionnant feu d’artifice langagier que constitue, à plus d’un égard, la poésie d’Henri Droguet qui veut faire brèche de tous bois, multiplie les mots rares, en invente de nouveaux, déborde tous les dictionnaires, s’irrite de l’ordre calibré du vers, tire la langue à la commune pensée, pour affirmer son indépendance, marquer son territoire et à défaut de peindre l’être, d’en peindre au moins le passage. Il ne serait pas étonnant, non plus, qu’on oppose à cette écriture hérissée, hérissante, à sa savante sauvagerie, proche aussi de celle, expressionniste et « indupe », de Jude Stefan, les propos d’Henri Michaux dans Poteaux d’angle, à propos du style : « Tâche d’en sortir. Va suffisamment en toi pour que ton style ne puisse plus suivre ». Il y aurait de l’injustice à cela. Face au grand charivari du monde tel qu’il va, augmenté du sentiment que jamais l’âme trop vaste de l’homme ne s’accordera avec son corps,  le poète répond par un charivari douloureux et houleux de langue que n’anime aucune dérisoire illusion intellectuelle mais que peut illuminer quand même la trace simple du vivant, qu’elle paraisse sur la neige ou, pourquoi pas,  sur un rectangle de papier blanc.

(il vente   allons   ni le marteau/la hache oraculaire du scholiaste/ne brisent en nous (toi/moi) la glace noire ni/n’importent/   autant que le pas/d’un oiseau (8 grammes) sur les neiges/le ciel est un paquet de bleu/    allons). »




NOTE : il est juste également d’indiquer que si Henri Droguet se veut peintre, il est aussi musicien. Les titres faisant référence à la musique sont d’ailleurs au moins aussi nombreux. Décidemment, notre poésie actuelle, comme notre littérature tout entière reprend de plus en plus ses distances avec les  thèses d’une certaine modernité héritée du Laocoon de Lessing, selon lesquelles, les arts seraient à présent voués à ne se penser qu’à l'intérieur de leurs frontières spécifiques, dans une totale autarcie. 

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