mercredi 15 juin 2016

BASSE LANGUE DE CHRISTIANE VESCHAMBRE. POUR UNE EXPÉRIENCE VITALE DE LA LECTURE.

Mantegna, Descente dans les limbes

« Occident. 2016. Peut-être qu'une époque se définit moins par ce qu'elle poursuit que par ce qu'elle conjure. La nôtre conjure le dehors. Il ne s'agit plus de combattre ce qui n'est pas nous : il s'agit de le faire nôtre. De le transformer en « nous ». Le sauvage, le naturel, l'inexploré, les opposants, l'étranger, le gratuit : rien ne doit rester en dehors du système. L'hétérogène est endogénéisé, l'altérité s'assimile et se métabolise. Le climat ? Il est climatisé. L'inconnu, quel qu'il soit, se radiographie, se cartographie, il est rendu comptable et compatible. Si quelque chose échappe encore, la lisière du géré, le système allonge ses tentacules pour le raccorder au réseau, qui se veut total. »

Les fans, comme on dit, d’Alain Damasio, auront peut-être reconnu la déclaration par laquelle il débute le petit texte qu’a récemment publié La Volte et titré Le Dehors de toute chose. Et il est vrai que nous avons actuellement tout à redouter de cette civilisation de l’hyper-contrôle que nous favorisons par chacun ou presque de nos comportements, de cet univers du recouvrement où du fait de l’euphorie produite par l’illusion de la toute-puissance que procurent les nouvelles technologies nous laissons s’effacer le sentiment créatif de l’irréductible étrangeté et incomplétude du monde pour en abandonner l’architecture aux insidieux et simplificateurs algorithmes des big data.


Sûr que nous y trouvons par certains aspects notre compte. Le Dehors fait peur. Et comme l’écrivait déjà il y a bien longtemps Blanchot dans Le Grand refus, l’homme s’est toujours acharné à édifier le monde « afin que la secrète dissolution, l'universelle corruption qui régit ce qui "est", soit oubliée au profit de cette cohérence de notions et d'objets, de rapports et de formes, claire, définie [...] où le néant ne saurait s'infiltrer et où de beaux noms — tous les noms sont beaux — suffisent à nous rendre heureux ». 

Beau rêve alors celui d’un livre qui bougerait librement, comme un corps naturel. Non comme un objet à constituer, agencé pour servir de prétexte à tout un lot de chatoyants commentaires avant de s’aligner définitivement sur les étagères de quelque bibliothèque purement décorative. Beau rêve celui d’une langue qui enfin nous retournerait, ferait pour une fois surgir vraiment la présence, échapperait aux mots qui sont aussi des bornes, des termes (!), pour prolonger réellement en nous l’admirable mais tout aussi effroyable tremblement de l’être. Qui est aussi du temps.

Nourri sans aucun doute de la pensée de Blanchot, de Foucault et bien entendu de Gilles Deleuze, le livre de Christiane Veschambre, Basse langue me semble tout entier travaillé, soulevé et bien sûr aussi contrarié, par ces rêves largement pénétrés par la pensée du Dehors. Livre portant en apparence sur la lecture (voir extrait 1), il plonge en fait assez douloureusement au coeur de toute l’expérience intime que peut avoir une femme de ce qui l’a mise au monde non comme structure close délimitée par un moi connaissable, mais comme force potentielle d’accueil venant inventer cette conscience plus terriblement habitée de ses manques, rendue présente au monde autour, étranger, qui aspire, élargit et décentre. 

Quatre expériences de lecture, quatre « secousses », pour prolonger la métaphore volcanique, occupent le premier plan de l’ouvrage de Christiane Veschambre.  Au-delà du simple exercice d’admiration - elles se présenteraient plutôt comme des témoignages de reconnaissance au double ou triple sens du terme – les pages consacrées à Erri De Luca, Robert Walser, Emily Dickinson puis à Gilles Deleuze sont une tentative d’approfondissement par les mots de ce qui essentiellement ne passe pas par eux, mais dont quand même ils produisent le signe, accrochent parfois le frisson : cette épreuve intérieure, cette lave, ce « feu qui dissout les limites du corps », cet indicible « qui veut être prononcé », cet « innommable » comme disait Beckett, qu’est l’appel en nous d’un vif conscient de sa propre mort, avide aussi de toutes les virtualités que la vie dans ses limites biologiques, sociales et bien sûr culturelles, fait le plus souvent tristement avorter (voir extrait 2).

Comme nous le savons au moins depuis Proust, lire n’a rien d’une activité abstraite, bien détachée des circonstances singulières qui la voient naître. En vivante et véritable lectrice, Christiane Veschambre, situe le cadre  particulier de chacune de ses lectures. Ainsi de sa lecture, à Naples – à deux pas du Vésuve !!! - du livre d’Erri De Luca, Montedidio. Mais la profondeur ici de l’ouvrage tient à ce qu’à partir de chacune des oeuvres qu’elle évoque, elle se penche sur ce qui, issu de sa vie propre, vient retentir au plus profond d’elle-même. S’inscrivent alors dans l’ouvrage un ensemble de plongées personnelles plus ou moins fantasmées par lesquelles se rejoue la pièce toujours à représenter d’une existence où le passé n’en finit pas d’interpeler le présent au nom de ce qu’il aurait pu ou dû être. ET le présent d’en ressentir la lourde culpabilité. La tristesse. Ou la mélancolie sourde (extrait 2).

Reviennent ainsi le père et la mère. Et l’enfance. Et la mère de la mère. L’enfant-étoile qu’à treize ans elle a été puis qui n’a pu s’accomplir. Bref, l’insistante théorie des pathétiques et parfois souverains fantômes du temps qu’on n’aura pas su retenir, reconnaître et fixer dans les mots. Mais dont le livre ici s’attache à marquer comme il peut la présence.  À ce titre le livre reconnaît volontiers son impuissance. N’était que si impuissance il y a, l’auteur la voit davantage apparaître dans l’ironique infirmité des esprits supérieurs qui, prisonniers du Concept, enfermés dans l’écriture linéaire, inconscients des puissances souterraines qu’ouvre toute pensée sensible, glissent sur les livres comme ils glissent sur la vie. L’écrivent. L’interprètent. La glosent. En phrases définitives et parfaites et lisses et satisfaites. N’ouvrant jamais que sur le vide.

Car dans grand nombre de livres et de livres sur les livres, les phrases n’ont pas de corps. Les mots, même brillants, n’ont aucune lumière. La vie n’a pas de vie.

Et c’est la force ici de l’ouvrage de Christiane Veschambre que de manifester de l’intérieur, par son propre dispositif, que les seules oeuvres mais aussi les seules lectures qui comptent sont celles qui parviennent à faire un peu entendre, bien au-delà des mots, fendant toute l’épaisseur de croûte qui lui fait ordinairement barrière, cette basse langue qui forme l’horizon vrai, vivant et à jamais indéterminable, de notre condition.

Oui. C’est bien de notre capacité toujours vive de se nourrir du lait, parfois amer, de cette basse langue sauvage, un peu louve, qui nous redonne un peu de la force vitale des origines, que pourront peut-être se conjurer, du moins pour certains, les tentatives d’enfermement ou d’écrasement de la pensée qu’on voit à l’oeuvre à l’intérieur du siècle.

Et cela n’a rien à voir avec les trop souvent imbéciles et glorieuses  modernités. Car, l’affirme  Christiane Veschambre « certaines écritures, aussi libres qu’une langue neuve, avec leur pas traînant d’arrière-garde sont aussi audacieuses qu’une avant-garde : sans clairon, elles se détachent de la troupe, qui ne s’en aperçoit pas ».

Suis-je obligé d’écrire pour finir, que le livre de Christiane Veschambre s’avance sans clairon ?

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