dimanche 21 février 2016

DEUX POÈTES TAÏWANAIS POUR DIRE AUSSI NOTRE HISTOIRE !

GRAVURE DE NELIDA MEDINA
Sans doute qu’il y a quelques années, j’aurais accordé aux deux ouvrages que vient de m’envoyer Neige d’août, une attention moins grande. Moins accompagnatrice. C’est que les poèmes de ces deux auteurs taïwanais que Camille Loivier, l’une des chevilles ouvrières de ces publications, a tenu à me faire découvrir, ne relèvent pas de ces écritures savantes, retournées, interrogeant inlassablement leur relation sensible et longue à la parole, déconstruisant, reconstruisant dans une recherche sans fin de leur identité, une langue dont on sait pourtant depuis bien longtemps qu’elle ne nous appartient pas en propre. Je n’ai évidemment rien contre ces voix intérieures qu’il est dans la nature même de la poésie de pouvoir faire entendre mais à l’heure où l’univers dans lequel nous vivons vient si largement à nous et avec lui son lot de négations sanglantes de la plupart des valeurs sur lesquelles s’est bâti notre hypothétique humanité, j’attends désormais que la voix du poète prenne davantage en charge l’Histoire, ses désastres, ses drames, bref, l’infinité des situations le plus souvent peu enviables que le monde tel qu’il est impose à ses populations.


Il ne s’agit plus pour nous de prendre de tels chants avec la condescendance que nous procurerait la certitude de la supériorité de nos cultures technologiquement et économiquement plus avancées


Walis Norgan est un poète aborigène appartenant à l’ethnie des Atayals.  Et bien que de nationalité taïwanaise,  c’est bien en aborigène austronésien, qu’il utilise le chinois - langue qui fut imposée par l’histoire à son peuple - pour instruire le procès d’un monde qui non seulement menace les alliances traditionnelles de l’homme avec la nature et de de l’homme avec l’homme mais sans doute aussi l’existence de l’une comme de l’autre.

Disons le clairement : si les poèmes de Walis Norgan, tels Frères de sang, Les Atayals, sonnent bien comme des revendications non déguisées d’un puissant héritage ethnique qui cherche à se perpétuer dans la fierté d’une conscience assurée de son accord avec les puissances fondamentales de vie qui régissent l’univers, il ne s’agit plus pour nous de prendre de tels chants avec la condescendance que nous procurerait la certitude de la supériorité de nos cultures technologiquement et économiquement plus avancées. Des phrases telles que « le pilon frappe la poitrine de la vallée/ bang / bang / perce la colonne vertébrale de la terre » si elles doivent être lues dans le livre comme l’expression d’un puissant rituel saisonnier qui sans doute nous échappe, ne sont pas sans nous rappeler comment la plupart des actions que nous opérons sur la nature –  du moins ce qu’il en reste  –  sont bien loin de n’être chez nous que symboliques. Destructrices en fait qu’elles sont le plus souvent.

Qu’il évoque d’ailleurs, en des poèmes plus courts encore parfois que des haïkus, la Justice, une cheminée d’usine, une valise, le lit, l’éponge ou le souffle du vent, Walis Norgan, ne sépare pas son identité d’Atayal de celle qui est la sienne aussi, de citoyen du monde. Et son poème accueille aussi bien la « foule de gens serrés comme des fourmis / qui ne digère ni mot ni phrase de l’histoire » rassemblée dans les camps de réfugiés que celle des mineurs que leur aliénation par le travail aura coupé de leurs racines véritables ou celle des pirates qui continuent de croiser au large des côtes somaliennes.

Nous avons aujourd’hui besoin de ces voix venues d’ailleurs et des profondeurs méprisées de notre histoire commune

Oui. Sûrement que nous avons aujourd’hui besoin de ces voix venues d’ailleurs et des profondeurs méprisées de notre histoire, pour autoriser la nôtre à s’ouvrir enfin plus largement au monde. Sortir de nos précieux et peut-être un peu trop narcissiques retranchements. Car contre l’indifférence où nous sommes parvenus des souffrances que le pouvoir de l’argent et celui de la guerre dont nous nous accommodons si bien finalement, imposent à toutes les formes de vie qui nous résistent, la poésie peut s’investir davantage de la mission de témoigner de ce que nous perdons ainsi à chaque instant du monde. Et de nous-mêmes aussi, sans doute.

Je ne voudrai pas terminer ce billet sans évoquer les beaux poèmes de ce second poète taïwanais que m’a adressés Neige d’août. Les textes de Dialogue des oreilles de Liao Mei-hsuan, sont peut-être l’expression d’une personnalité plus intériorisée et d’une sensibilité plus individuelle. Mais ce qu’elle écrit en relation avec la maladie puis la disparition de son père a de la force et de la vérité. Et le drame personnel dont elle se fait ainsi l’écho ne l’empêche pas de se montrer sensible à d’autres drames plus collectifs. Comme le montrera ce texte que nous citons dans sa totalité pour mieux lui rendre hommage :

JE NE CONNAIS PAS LA FILLE DANS LA GUERRE

« Qu’est-ce que c’est ? » Tu désignes ce marron calciné
C’est ta peau. » Je te réponds

« Qu’est-ce que c’est ? » Tu désignes ce blanc immaculé
« C’est le squelette de ta fille. » Je te réponds

« Est-ce le paradis ? Ou l’enfer ? » Tu trembles
« C’est une petite maison blanche hantée. » Je murmure

De l’eau du puits    du pain    du fumier de chameau
la jeune fille enfourne son pouce dans sa bouche
le vieillard se rappelle son rêve de la veille
sur une boite scintillante
le village a la forme d’une céréale brûlée

Au loin, épaule contre épaule
nous observons le bombardement
je me cache derrière ton voile
à voix basse tu m’apprends
à embaumer les morts avec du savon

« Qui a ces cheveux frisés et ces yeux noirs ? »
« Personne ne peut te retirer ton lait de chèvre de la bouche. »

« Qui n’autorise la beauté pour personne d’autre que lui-même ? »
« Le vautour et les oiseaux de la même espèce. »

« Qui peut contempler avec moi la même parcelle de ciel ? »

« Les impacts de balles, les animaux domestiques, les yeux qui pleurent. »

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