samedi 23 janvier 2016

KATRINA. ISLE DE JEAN CHARLES, LOUISIANE. FRANK SMITH. CES LIEUX QUI SONT AUSSI DES FORCES !

Habitation Isle Jean Charles



Il faut s’exercer au lexique de l’écart, de l’éloignement, de la dispersion. Pointer du doigt les formes de l’effacement. L’abandon et l’abolition s’ajoutent à la liste. On lutte contre l’anéantissement, c’est toujours ce que l’on entend au sujet des Indiens. »

Je ne me lancerai pas ici dans une analyse du beau livre que Frank Smith  a consacré au sort de cette terre de Louisiane aujourd’hui noyée dans l’éparpillement, à laquelle, malgré ouragans et cyclones, malgré les féroces dégâts occasionnés par l’exploitation pétrolière, continuent de s’accrocher quelques descendants d’Indiens Biloxi-Chitazmacha-Choctaw qui semblent y avoir mené, dans le vieux temps, c’est-à-dire au moins jusqu’au milieu du siècle dernier, une vie relativement protégée. Je ne ferais assurément pas mieux que l’excellent compte-rendu de Jean-Philippe Cazier, intitulé Poétique de la circulation, qu’on pourra lire en accès libre sur MEDIAPART.

Je ne suis pas familier de l’œuvre de Frank Smith et suis même généralement sceptique sur l’intérêt, pour moi, des livres que défendent a priori quelques-uns de ces artistes intellectuels proclamés d’avant-garde qui semblent lui vouer une certaine admiration. L’agacement que provoquent chez moi la multiplication, dans la création contemporaine, des listes, son refus assez systématique de l’élaboration rythmique et syntaxique, la platitude assez générale de la langue et ses copiés-collés de la soi-disant réalité, aurait dû même me détourner de m’intéresser à un ouvrage où ces choses, à première vue, se découvrent.

Me retiennent pourtant et fortement dans ce livre, non seulement le tableau déprimant de notre monde de plus en plus abandonné aux puissances technologiques, matérielles et financières qui le défigurent et en réduisent toujours davantage la belle et giboyeuse diversité humaine et naturelle, non seulement encore le dispositif ouvert choisi par Frank Smith pour rendre compte de son empathique relation avec la micro-nation indienne par laquelle il est parvenu à se faire accueillir, mais tout particulièrement la disposition d’un authentique écrivain qui dans ce livre semble presque totalement renoncer à cette position d’autorité que lui confère en principe sa qualité d’auteur.

                                           Un délestage de soi-même



Profondément attentif puisqu’il va jusqu’à indiquer par exemple le prix du jus de melon, celui du papier toilette deux rouleaux ou de la bouteille de Ketchup Red Gala de 24 oz (un peu moins de 75 cl.) et se rendre dans divers chaînes de grands magasins pour établir que les prix qu’elles pratiquent ne sont pas plus avantageux que ceux du petit commerçant local, Frank Smith ne cherche en revanche pas à imposer de forme particulière, je veux dire arrêtée, aux éléments de son livre-enquête. Comme il l’écrit quelque part, il longe. Dépasse. Circule. Et c’est par une sorte d’effacement, de délestage plus exactement de lui-même qu’il atteint. Atteint ce qui bien plus loin que les mots, les paroles, maladroites, fragmentaires, forment le fond à la fois lourd et vaste de l’expérience humaine qu’il a choisi de côtoyer et de laisser, à travers lui, se dire. Comme ça peut. Certes. Mais autant que possible et à vif.

Et c’est par là que ce livre que par bien des aspects le lecteur, habitué au lyrisme old style trouvera prosaïque, touche à la poésie vraie. Qui ne consiste pas à dresser, face à l’opacité aujourd’hui aggravée des choses, d’élégantes cathédrales de mots qui nous assurent de notre pouvoir et de notre existence, mais, dans l’incertitude et l’étrangeté de notre présence de plus en plus érodée au sein d’un monde qui de partout autour de nous se resserre, à se servir de ces mots pour en produire une parole mobile qui sans jamais s’emparer de rien, sans s’arrêter à aucune ligne fixe, trace sans contour appuyé, gardant les vides, la carte toujours à recomposer, précaire, des lieux – ce sont aussi des forces ! - que, plus ou moins bienvenus, plus ou moins tolérés, nous désirons pouvoir considérer toujours un peu, quand même, comme une terre où vivre.  

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